Extrait du chapitre premier – « Histoire d’un grand lama ignorant qui renaquit comme ânon malgrè le dévouement d’un saint-homme qui s’efforça de lui offrir l’occasion d’une naissance humaine »
(…) Un grand lama tulkou avait passé sa vie dans la fainéantise. Bien qu’on lui eût donné d’excellents professeurs dans sa jeunesse, que sa bibliothèque, héritée de ses prédécesseurs, fût considérable et qu’il eût toujours été entouré par des lettrés distingués, il savait à peine lire. Or ce lama vint à mourir.
En ce temps, vivait un homme étrange, thaumaturge et philosophe de rude allure, dont les excentricités parfois grossières – fort exagérées par ses biographes – ont donné naissance à nombre de contes rabelaisiens très goûtés au Tibet. Dougpa Kunlégs, tel était son nom, voyageait suivant sa coutume vagabonde, lorsque, arrivant près d’un ruisseau, il rencontra une jeune fille qui venait y puiser de l’eau. Sans mot dire, il se jeta soudainement sur elle, cherchant à lui faire violence. La fille était robuste et Dougpa Kunlégs déjà âgé ; elle se défendit si vigoureusement qu’elle parvint à lui échapper et courut d’un trait au village raconter son aventure à sa mère.
La bonne femme fut abasourdie ; les gens du pays avaient de bonnes mœurs, nul d’entre eux ne pouvait être soupçonné, le misérable devait être un étranger. Elle demanda à sa fille de décrire minutieusement le vilain personnage. Tandis que cette dernière lui donnait les détails requis, la mère réfléchissait. Elle se rappelait avoir, au cours d’un pèlerinage, rencontré le doubtob Dougpa Kunlégs et le
signalement qui lui était donné correspondait parfaitement à celui de ce saint et incompréhensible excentrique.
Le doute n’était pas possible, c’était Dougpa Kunlégs qui avait voulu abuser de sa fille.
La villageoise se mit à réfléchir. Les principes qui régissent la conduite du commun des hommes, pensa-t-elle, ne s’appliquent point à ceux qui possèdent des connaissances supernormales. Un doubtob
n’est tenu à l’observation d’aucune loi, morale ou autre, ses actes lui sont dictés par des considérations supérieures qui échappent au vulgaire.
Ma fille, dit-elle alors, l’homme que tu as vu est le grand Dougpa Kunlégs. Tout ce qu’il fait est bien fait. Retourne au ruisseau, prosterne-toi à ses pieds et consens à tout ce qu’il voudra.
La jeune fille s’en retourna et trouva le doubtob assis sur une pierre, plongé dans ses pensées. Elle se prosterna et s’excusant de lui avoir résisté, faute de le connaître, elle se déclara sa servante pour tous services. Le saint haussa les épaules.
— Mon enfant, dit-il, les femmes ne m’inspirent aucun désir. Mais voici : le grand lama du monastère voisin est mort comme un ignare, après une vie indigne, ayant négligé toutes les occasions qu’il avait de s’instruire. J’ai vu son esprit errant, dans le Bardo, entraîné vers une mauvaise renaissance et, par charité, j’ai voulu tenter de lui procurer un corps humain. Mais la force de ses mauvaises œuvres ne l’a pas permis. Vous vous êtes échappée et tandis que vous étiez au village, cet âne et cette ânesse que vous voyez là-bas, dans ce pré, se sont accouplés. Bientôt, le grand lama renaîtra sous la forme d’un ânon.
(…)