Il réclamait ma condamnation à 18 000 euros, le tribunal lui administre une véritable leçon de droit !
Tout commence par la publication sur plumedepresse, le 13 novembre 2007, d’un billet intitulé Yvan Colonna déjà condamné ? Nous y mettions nommément en cause l’un des magistrats choisis pour faire partie de la Cour d’assises spéciale chargée de juger l’assassin présumé du préfet de Corse Claude Erignac : Marc Bourragué, actuellement vice-président du tribunal de grande instance de Paris. Stupeur en juillet 2008 : nous sommes entendu par la police « dans le cadre d’une information suivie contre inconnu du chef d’injures publiques envers un fonctionnaire public » : l’inconnu ne le restera pas longtemps et nous sommes mis en examen en octobre (ce que nous narrions dans cet autre billet). Nous n’avions par contre pas raconté à l’époque l’incroyable péripétie suivante : suite à des problèmes de transports, la juge d’instruction de notre affaire est contrainte de décaler de plusieurs heures notre audition, durant laquelle son téléphone sonne. « C’est lui !« , annonce-t-elle alors, après consultation du numéro affiché, à notre avocate et nous-même, tous deux médusés. Sans ce contretemps, l’audition aurait été terminée et Bourragué vient aux nouvelles, songeons-nous. Après une brève conversation monosyllabique, raccrochant le téléphone, la juge rectifie : « Ce n’était pas lui, c’était son cabinet« . Une précision qui nous laissera dubitatif. L’anecdote illustre le problème de comparaître devant le tribunal de Paris alors que le plaignant y exerce : fallait-il réclamer le dépaysement du procès, pour éviter d’être jugé par ses collègues ? L’épilogue nous enseignera que non, l’issue de l’affaire s’étant avérée pour nous favorable. Autre circonstance que nous n’avions jamais encore évoquée, la pression exercée par la juge afin de connaître l’identité de l’auteur d’une lettre dont nous reproduisions des extraits dans le billet incriminé, adressée à la Fédération internationale des droits de l’Homme et renfermant deux des trois termes prétendus par mon adversaire constitutifs d’injure publique. Nous invoquons naturellement le principe de la protection des sources journalistiques pour refuser de répondre. « Ne vous inquiétez pas, nous le retrouverons« , tente la juge en guise de coup de bluff, s’appuyant sur le seul élément dévoilé dans le billet, à savoir son appartenance à l’association des familles de victimes de la région toulousaine, Stop à l’oubli. Peine perdue, nous restons ferme dans notre refus de divulguer le nom du signataire. Au moins lui sera-t-il épargné d’être inquiété.
Ce qui n’est donc pas notre cas. Nous comparaissons devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris – celle de la presse – le 4 décembre 2009. Nous avons entre temps changé d’avocat, Maître Dominique Tricaud, par ailleurs conseil de Bob Siné ou de Hamé (La rumeur) et grand spécialiste du droit de la presse, ayant accepté de nous défendre en consentant à adapter ses honoraires à notre précaire situation financière. Nous n’aurons qu’à nous féliciter du choix d’un tel ténor, tant sa plaidoirie fut brillante. Les attendus du jugement livrent le fond de l’affaire : « Olivier Bonnet, journaliste pigiste qui a créé sur Internet un blog d’information dénommé Plume de presse, sous-titré Le blog sabre au clair d’un journaliste engagé, (…) a mis en ligne le 13 novembre 2007 un texte sous le titre Yvan Colonna déjà condamné dénonçant pour l’essentiel les conditions dans lesquelles l’accusé de l’assassinat du préfet Erignac était appelé à comparaître devant la cour d’assises spécialement composée pour y être jugé. La deuxième partie de ce texte est ainsi rédigée – les propos poursuivis par Marc Bourragué étant ci-dessous reproduits en caractères gras : « C’est dans ce climat de suspicion, les jeux apparaissant déjà faits et Colonna condamné avant que d’être jugé, que les 7 magistrats professionnels composant cette Cour spéciale anti-terroriste vont devoir se prononcer. Et qu’apprend-on au sujet de sa composition ? Que parmi eux figure l’inénarrable ancien substitut du procureur de Toulouse, Marc Bourragué. Une présence dont s’émeut un adhérentde l’association Stop à l’Oubli, qui défend les victimes du tueur en série Patrice Alègre, dans une lettre adressée à la Fédération internationale des droits de l’Homme, dont nous sommes en mesure de vous révéler le contenu : « Il se trouve que, dans le cadre de nos actions, nous avons eu à nous intéresser aux dérapages très graves du magistrat Marc Bourragué. (…) Ce magistrat est très gravement mis en cause par un rapport très documenté (93 annexes) de son supérieur, le Procureur Bréard, qui a été transmis à la Chancellerie depuis plus de 2 ans et demi ; ce rapport est gardé secret par la Chancellerie qui refuse, ainsi que les hauts magistrats qui en ont le pouvoir, de le transmettre au Conseil Supérieur de la Magistrature et de le verser dans les dossiers. L’association Stop à l’Oubli a demandé maintes fois au Cabinet du Garde des sceaux le versement de ce rapport dans les dossiers concernés ainsi que la transmission au CSM ; la dernière demande date d’un peu plus d’un mois, lorsque l’association a été reçue à la Chancellerie par M. Guéant, conseiller de Mme R. Dati en charge des victimes. Ce rapport est maintenant connu de tous car il été publié dans une version résumée fin juin dernier dans l’ouvrage de Gilles Souillès, Affaire Alègre : la vérité assassinée. Ce qui est rapporté dans cet ouvrage correspond exactement à la connaissance que nous avons de ce rapport et nous disposons de nombreux témoignages cités dans ce rapport. Le magistrat Bourragué, qui a le procès en diffamation extrêmement facile, n’a pas attaqué, à ma connaissance, cet ouvrage qui le met très gravement en cause et le délai de 3 mois pour une plainte en diffamation est maintenant dépassé. On peut donc légitimement s’interroger, connaissant le CV de ce magistrat, sur son « indépendance » dans le cadre d’un tel procès, tant il est évident qu’il est en « coma professionnel avancé » et soutenu par son administration pour des raisons que nous ignorons et qui n’ont rien à voir avec l’éthique. » On peut en effet légitimement s’interroger. » Il sera noté que, selon les dires du prévenu non contestés par la partie civile, les deux expressions soulignées dans ce texte : « très gravement mis en cause par un rapport » [il s’agit du rapport du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Toulouse] et « Affaire Allègre, la vérité assassinée » [titre de l’ouvrage de Gilles Souillés, journaliste à La dépêche du midi] renvoyaient par lien hypertexte à un autre article se référant expressément au contenu supposé du rapport (…) tel que Gilles Souillés en rendait compte dans son ouvrage, de la page 247 à la page 263, sous le titre générique L’encombrant rapport Bréard, en neuf rubriques recensant, chacune, des faits susceptibles, selon leur(s) auteurs, de jeter le doute sur diverses déclarations de Marc Bourragué. »
Le texte du jugement se poursuit par un paragraphe titré Sur la qualification retenue à la poursuite (les passages en caractères gras sont soulignés par nos soins) : « Il sera rappelé que l’article 29, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 définit l’injure comme « toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait« , tandis que la diffamation consiste en l’allégation ou l’imputation d’un fait précis qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne, ce dernier délit n’étant cependant pas constitué quand l’auteur du propos rapporte la preuve de la vérité des faits imputés ou justifie de sa bonne foi, notamment par certains éléments accréditant le sérieux de son enquête, l’absence d’animosité personnelle, la légitimité du but poursuivi et la prudence dans l’expression. Il en résulte que lorsqu’elle est indissociable d’un propos diffamatoire, l’expression outrageante, le terme de mépris ou l’invective ne peuvent être poursuivis sous la qualification d’injure sans priver la personne qui doit en répondre du débat contradictoire sur la vérité des faits allégués ou sur sa bonne foi. L’injure est alors « absorbée » par la diffamation afin que l’auteur du propos contesté puisse disposer des moyens de défense qui lui sont offerts à ce dernier titre. » C’est très exactement ce que nous écrivions en octobre 2008, protestant de cette incrimination d’ « injure » : « Inutile d’expliquer pourquoi on a écrit ce qu’on a écrit puisqu’il s’agit d’une « injure« , donc n’imputant aucun fait. Or j’impute. J’impute grave, même. Il y a un raisonnement (…). S’agit-il d’une diffamation ? Si telle est l’accusation, alors on pourra livrer les éléments qui ont conduit le raisonnement. Demander à ce que soit produit le rapport qui dort dans les coffres de la chancellerie. (…) Notez du reste qu’il est écrit « On peut donc légitimement s’interroger« . Définition de « donc » ? « Conjonction qui sert à marquer la conclusion d’un raisonnement« . Les propos que je relaie ne peuvent nullement par conséquent être qualifiés d’ « injures« . Donc je suis innocent ! »
Inénarrable !
Poursuivons la lecture du jugement – et que les juristes se régalent : « En l’espèce, l’expression « inénarrable ancien substitut du procureur« , pour délibérément déplaisante qu’elle soit, fait directement référence à ce qui va suivre, soit les griefs que l’association Stop à l’oubli nourrit à l’égard de la partie civile et qu’Olivier Bonnet a entendu complaisamment relayer en rendant public le courrier qui lui avait été, par elle, adressé, lequel fait état de « dérapages très graves du magistrat« , et d’une « mise en cause » par un rapport « très documenté » de son « supérieur » hiérarchique, au contenu supposé duquel un lien hypertexte renvoyait. Aussi, à supposer le seul terme inénarrable empreint d’un degré de gravité suffisant pour caractériser une injure, celle-ci se trouverait nécessairement absorbée par les faits précis qui suivaient – des « dérapages très graves » et une « mise en cause » par son « supérieur » hiérarchique – tous de nature à porter atteinte à l’honneur et à la considération du magistrat et sur la vérité desquels un débat contradictoire était d’autant plus aisé que les faits imputés étaient précisément énoncés et accessibles à tout internaute par un lien hypertexte. La responsabilité pénale du prévenu ne pouvait donc être recherchée de ce chef sous la qualification d’injure sans le priver des moyens de défense propres à l’imputation diffamatoire que son texte renfermait à l’égard de la partie civile et que l’expression seule poursuivie, qui s’en trouvait indissociable, annonçait. La fin de l’éditorial est d’une autre nature et conclut un raisonnement. Il est en effet soutenu, sans que ces propos ne soient poursuivis : que Marc Bourragué a été gravement mis en cause par son supérieur hiérarchique dans un rapport « très documenté« , et au contenu supposé duquel un lien hypertexte renvoyait ; qu’une version résumée de ce rapport et des accusations qu’il comporte contre la partie civile a été publié par Gilles Souillés, sans son ouvrage La vérité assassinée ; que Marc Bourragué n’aurait pas poursuivi cet ouvrage et qu’il ne serait plus temps de le faire, compte tenu des délais de prescription en matière de presse. L’interrogation qui suit sur le degré d’indépendance du magistrat dont les auteurs du texte incriminé soulignent qu’il « est soutenu par son administration pour des raisons que nous ignorons et qui n’ont rien à voir avec l’éthique« , aussi gravement offensante qu’elle soit sous l’insinuation, comme d’ailleurs l’expression de « coma professionnel avancé« , ne se comprennent qu’à la lumière du raisonnement qui précède, lequel insinue très directement que les accusations portées contre Marc Bourragué par le procureur Bréard étaient nécessairement fondées – puisque la partie civile n’a pas porté plainte en diffamation contre leur divulgation publique – de sorte que le choix de désigner ce magistrat pour siéger au procès de Yvan Colonna était, à suivre les auteurs de ce texte, tout sauf fortuite. Dans un tel contexte, l’interrogation sur l’indépendance de Marc Bourragué et l’expression de « coma professionnel avancé » sont inséparables de l’accusation majeure qui était proférée contre lui et qui en livrait le sens : avoir manqué gravement aux obligations de sa charge, au moins du point de vue déontologique si ce n’est pénal. Une telle imputation était précise, autant que l’étaient les griefs résumés par Gilles Souillés et auquel le texte incriminé renvoyait par lien hypertexte après qu’Olivier Bonnet eut lui-même évoqué, en reprenant à son propre compte l’analyse de l’association Stop à l’oubli, des « dérapages très graves » et une « très grave mise en cause » par un supérieur hiérarchique. Aussi, les expressions outrageantes qui concluent le texte forment-elles un tout indivisible avec les allégations diffamatoires qui les précédaient et se trouvent-elles absorbées par elles de sorte qu’elles ne pouvaient être poursuivies séparément sous la qualification d’injure. Pour ces motifs seuls, le prévenu sera renvoyé des fins de la poursuite. »
Epilogue
Cette relaxe, à la lumière des attendus qui l’expliquent, laisse plusieurs importantes questions en suspens. Et d’abord celle-ci : est-il possible que Marc Bourragué, vice-président du tribunal de grande instance de Paris tout de même, fasse preuve d’une telle méconnaissance de la distinction entre injure et diffamation qu’il faille que le présent jugement lui administre une véritable leçon de droit en bonne et due forme ? Ou alors souhaitait-il éviter un débat contradictoire sur le fond pour déterminer si, oui ou non, il s’est effectivement rendu coupable des fameux « dérapages très graves » dont l’accuse le rapport Bréard, notamment dans le cadre de l’affaire Alègre, tels que décrits par Gilles Souillés mais aussi par Aziz Zemouri (Le Figaro) ou Michel Roussel, ancien directeur d’enquête de la cellule Homicide 31 ? Tous trois ont pu consulter ledit rapport et ils ont produit à l’occasion de ce procès une attestation en notre faveur (ce dont nous les remercions très chaudement) corroborant sa teneur. Question subsidiaire : pourquoi quatre garde des Sceaux successifs ont-ils constamment refusé aux familles de victimes le versement aux dossiers criminels de ce rapport ?
Moins grave, nous déplorons que le tribunal évacue d’une phrase notre propre requête : « Olivier Bonnet sera débouté de la demande d’indemnité qu’il présente au motif du caractère prétendument abusif de la procédure engagée contre lui, que les circonstances de l’espèce ne caractérisent nullement, compte tenu de la nature et de la teneur du texte poursuivi« . Or ce procès pour injure, incrimination manifestement infondée comme le démontrent avec éclat les attendus du jugement, nous aura valu de devoir nous acquitter du prix de deux aller-retours entre Aix-en-Provence et Paris ainsi que des honoraires de notre avocat. Une broutille pour un journal ayant pignon sur rue, mais pour un simple particulier ? Peut-on ainsi impunément réduire au silence les blogueurs en les frappant au portefeuille ? Marc Bourragué réclamait notre condamnation à 3000 euros d’amende plus 15 000 euros de dommages et intérêts. Il ne les obtiendra pas. Mais bien que reconnu innocent, nous sommes tout de même passé à la caisse : est-ce justice ? Fort heureusement, et ce sera la conclusion de cette triste affaire, un formidable élan de solidarité de la part de nos lecteurs, le même qui a rassemblé 1026 signataires à notre pétition de soutien, nous a valu le don de quelque 3500 euros. Que ces généreux donateurs soient ici publiquement remerciés du fond du coeur. Ni la partie civile, ni le parquet n’ayant fait appel, il nous reste un reliquat que nous nous proposons de mettre à la disposition d’un autre blogueur qui se retrouverait dans la même périlleuse situation*. Afin que vive la liberté d’expression sur Internet !
* Nous prenons contact dans ce but avec l’association Blogueurs sans frontières.
Source (HS): http://www.plumedepresse.net/
Trouvé sur: http://www.alterinfo.net/Le-magistrat-Marc-Bourrague-ne-garnira-pas-son-compte-en-banque-a-mes-depens_a42378.html