Rencontre avec le réalisateur. « J’ai le sentiment qu’on ne peut pas être un adulte accompli si on ne passe pas par ces moments d’épreuves qui nous libèrent, ce processus de libération. Ce n’est pas un sujet noir, c’est plutôt un sujet bourré d’énergie, de vitalité, d’envie et de joie de vivre. »
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Bien que n’ayant pas fait d’études de cinéma, Philippe de Pierpont s’y intéresse depuis toujours. À travers ses études d’histoire de l’art contemporain et de l’art reproductible – BD et édition – il n’a eu de cesse de se rapprocher de la narration. Un de ses premiers métiers, acteur, lui a d’abord permis de partir à la rencontre des gens, de leur vécu. Quand il en a eu assez, il s’est rendu compte que ce qui l’intéressait réellement était de raconter des histoires. C’est ainsi qu’il se met à écrire des scénarios, qu’il suit des cours de vidéo chez Robert Malengreau, apprend à monter grâce au GSARA. Dès qu’il peut enfin se servir d’une caméra, il ne cesse plus de tourner : mini-documentaires, films expérimentaux, fictions avec des amis comédiens, etc.
« Je les présentais dans des festivals, et petit à petit, j’ai commencé à recevoir des Prix. Après cela, j’ai eu un gros projet que je voulais réaliser pendant le Mundial en Italie, en 1994. Je voulais faire le portrait d’artistes dans les 8 villes où allaient se tenir les matchs de football et capter leurs points de vue d’artistes sur ces événements. En définitive, cela n’a pas pu se faire. J’étais en Italie, et je suis allé filmer les gradins lors de la rencontre Naples-Anderlecht. Ce qui m’intéressait, c’était la chorégraphie des tifosi, des supporters italiens ». En rentrant, il montre les images à une amie de la RTBF. Par hasard, le chef du service des sports tombe dessus, et les diffuse avant le match retour. « C’est le film que j’ai réalisé et qui a eu le plus grand nombre de spectateurs : 650 000 en un soir, je ne sais pas combien de réalisateurs ont eu autant de spectateurs en une soirée ! »
Après cette aventure, les dés sont jetés. Philippe de Pierpont endosse le costume du documentariste et réalise plusieurs films dont Que sont mes amis devenus. Il contacte huit ex-Yougoslaves exilés aux quatre coins du monde pour échapper au conflit qui déchire la Yougoslavie, et leur demande de filmer leurs témoignages sur l’exil : image et son séparés. À partir de cette matière, il réalise son film.
« J’ai quand même eu une grosse frustration. J’espérais qu’ils allaient parler de quelque chose qui me touche très fort et qui est, que reçoit-on en héritage quand on est un bâtard, quand son père et sa mère sont d’ethnies ou de cultures en conflit militaire ? Que reçoit-on en héritage quand on est un enfant issu d’une guerre civile ? »
C’est ainsi qu’il réalise sa première fiction l’Héritier, un court métrage produit par les frères Dardenne, sur la vengeance comme unique héritage que l’on laisse à ses enfants après avoir participé à une guerre civile. Présenté en compétition officielle à Venise, c’est un premier coup réussi qui lui permet de goûter au plaisir de côtoyer Martin Scorsese et Cameron Diaz !
Tout en continuant son petit bonhomme de chemin, entre documentaires, BD et scénarios, il découvre le livre d’Amélie Sarn, Elle ne pleure pas, elle chante. Subjugué, il décide d’en faire un film. Nous le rencontrons quelques années après. Le film est dans la boîte.
Cinergie : D’où vient votre envie de faire ce film ? Pourquoi s’être attaqué à un sujet aussi délicat et difficile que l’inceste ?
Philippe de Pierpont : Tous mes projets et mes réalisations résultent de mes écrits. J’avais un paquet de scénarios déjà bien ficelés dans mes tiroirs, mais je ne sais pas pourquoi, en lisant ce petit livre, j’ai été pris par l’envie d’en faire un film. Je l’ai lu par hasard : je croyais que la couverture avait été dessinée par un ami, mais ce n’est même pas le cas. D’ailleurs, quand on réalise un film, on n’est pas toujours conscient au début de notre motivation à le faire. Ça vient au fur et à mesure, soit à l’écriture, soit au tournage, soit même au montage. Le plus souvent, les idées claires et les motivations viennent au montage, parfois même à la première projection publique parce que la confrontation avec le public fait que l’on voit son film différemment. Au départ, je ne savais pas pourquoi je voulais faire ce film. Je croyais, à l’époque, que le sujet du film et du livre était l’inceste. Pendant l’écriture des premières versions, c’était ce sujet-là qui primait. C’est seulement au fur et à mesure de l’écriture que je me suis rendu compte qu’en réalité, le vrai sujet n’était pas du tout l’inceste, mais plutôt ce processus de libération d’un poids ou d’un traumatisme qui nous fait passer à l’âge adulte.
J’ai le sentiment qu’on ne peut pas être un adulte accompli si on ne passe pas par ces moments d’épreuves qui nous libèrent, ce processus de libération. Ce n’est pas un sujet noir, ni même un sujet gai parce que cela reste quand même une épreuve. C’est plutôt un sujet bourré d’énergie, de vitalité, d’envie et de joie de vivre.
C. : Ce qui est fabuleux, c’est qu’elle a la chance de pouvoir devenir adulte si jeune.
P.D.P : Oui ce n’est pas donné à tout le monde. Il y en a même beaucoup qui meurent avant d’avoir réussi leur processus de libération ! Tout au long du film, on accompagne Laura, l’héroïne. Cette jeune femme décide de prendre sa vie en main, de se libérer de ce passé incestueux avec son père. Le film ne la lâche pas d’une semelle, on l’accompagne dans toute sa détresse, dans tous ces moments où elle pense avoir enfin sorti sa tête de l’eau, ces moments où elle retombe, où elle se relève. Elle a un moment de doute vis-à-vis de son frère et sa relation avec sa propre fille. Elle craint que l’histoire ne se soit répétée.
C. : Elle est totalement rassurée, et le spectateur aussi quand son frère avoue qu’il ne s’était rendu compte de rien, que s’il l’avait su, il aurait pu l’aider.
P.D.P : Il croit qu’il aurait pu l’aider. Mais ce père abuseur, autoritaire, a commencé par posséder sa femme avant sa fille, il infantilise tout le monde autour de lui. C’est un personnage fort, et c’est pour ça d’ailleurs que Laura n’ose pas se confronter à son père tant qu’il est vivant. Son père est beaucoup trop fort pour elle. Elle prend son destin en main à partir du moment où il est faible, impuissant, couché dans un lit d’hôpital et qu’elle a enfin le courage de l’affronter. Ces gens sont trop puissants.
C. : Vous n’avez pas voulu faire de Laura une simple victime que l’on plaindrait. Son attitude hystérique vis-à-vis des hommes ne laisse pas la place à l’empathie, que du contraire.
P.D.P : Ce que j’aime beaucoup dans ce personnage, et qui d’ailleurs inquiétait les producteurs, c’est qu’elle n’est pas au premier abord très sympathique, ni avec sa famille, ni avec ses hommes. À part avec ses neveux puisqu’elle n’a aucune raison d’être antipathique avec eux. Elle n’est pas spécialement chaleureuse avec son frère non plus. Mais elle a toutes les raisons d’être comme ça ! On ne suit pas cette femme parce qu’elle est belle et sympathique, mais parce que c’est quelqu’un qu’on a envie d’aider, d’aimer, et d’accompagner dans son combat, on a envie de lui dire : « bats-toi, sors de là, tu auras tout le temps d’être sympathique après ». J’aime beaucoup cette image, c’est une vraie bagarreuse.
C. : Comment avez-vous choisi votre actrice Laura ?
P. d. P. : J’ai mis 5 mois et demi à trouver l’actrice qui jouerait le rôle parce que je savais qu’elle serait dans tous les plans du film. Je savais que ça ne serait pas quelqu’un de connu. J’ai casté des dizaines de comédiennes peu connues ou pas connues du tout et ce qui est formidable c’est qu’Erika Sainte était là dès la première fournée de casting. Elle était clairement au-dessus du lot. Elle incarnait ce que je désirais de manière formidable, mais je voulais en être certain. Je l’ai réinvité à plusieurs reprises, ce qui nous a permis de pas mal travailler en casting. Les séances de casting avec moi font 1/2h à 1h30. On cherche, on travaille, et ça me fait passer le temps. Pendant que les autres cherchent l’argent, je ne reste pas là comme un imbécile à attendre ! C’est une façon de déjà travailler le film et les scènes.
C. : Quelle scène avez-vous choisie pour passer les castings ?
P. D. P. : La première scène n’existe pas dans le film. Laura confronte le médecin de famille : elle le soupçonne d’avoir été au courant des actes incestueux de son père et de les avoir tus par convention sociale. La deuxième scène de casting, c’est la première scène de retrouvailles avec son père, une scène muette. Je voulais voir sans parole, sans texte, je voulais vraiment arriver à filmer la présence des corps. Une fois Erika choisie, nous avons beaucoup travaillé ensemble, bien avant la préparation du tournage. On cherchait, on approfondissait toutes les dimensions d’une scène, du personnage, des enjeux, de ce qu’elle avait à perdre ou à gagner, de ce qu’elle avait à découvrir.
C. : Le scénario était déjà bien écrit à ce moment-là, ce n’était pas pour le fignoler, mais vraiment pour centrer le personnage ?
P. D. P : Oui, le scénario était déjà tout à fait ficelé, mais c’était vraiment pour qu’elle puisse s’approprier l’histoire, le personnage et les enjeux de tout ce que ça implique. Je voulais vraiment qu’elle se l’approprie de plus en plus intimement. J’ai choisi Erika d’abord parce que c’est une comédienne formidable, et parce qu’elle a un jeu complètement intérieur. Je ne voulais pas d’un jeu hystérique ou extériorisé. C’est essentiellement pour ça que je l’ai choisie, pour la qualité de son intériorité.
C. : Le décor de votre film est tout aussi important, on sent les nuances des sentiments de Laura se refléter dans les couleurs.
P. D. P : Dans ce travail-là, c’est un mélange d’idées et d’intuitions. C’est un long processus d’infusion et de maturation. C’est aussi un mélange de convictions personnelles très ancrées et des discussions ouvertes avec les collaborateurs : le chef op’, la costumière ou la décoratrice. Le choix de base était de ne pas dramatiser, que les corps, les lumières, les couleurs ne dramatisent pas les choses. Je voulais fuir l’hystérie, ne pas tomber dedans, arriver à faire en sorte que le décor ne soit plus un décor dans lequel se promène une personne, mais soit l’expression du moment où elle est, de l’humeur où elle est. C’est comme ça qu’on a travaillé.
Au niveau des lumières, c’est plus complexe. Je n’aime pas beaucoup les lumières, les éclairages de studio. Je viens du documentaire, et c’est ce qui m’a formé, que je le veuille ou non. Ce qui m’excite, c’est vraiment d’avoir des contraintes extérieures et de devoir me tordre le cerveau pour transformer ces contraintes en quelque chose qui m’intéresse et qui porte le film ou l’enjeu de la scène. Il ne faut pas oublier que c’était un très petit budget et j’en étais conscient. J’ai fait des choix esthétiques et artistiques qui correspondaient au budget. Et puis, je n’avais pas envie de passer une journée à installer un éclairage. J’en ai discuté avec mon chef op’, Alain Marcoen, avec qui j’avais déjà travaillé sur plusieurs documentaires. Je voulais avoir trois sources de lumière. La pauvreté des moyens me convenait parfaitement pour ce film-ci. Elle m’aidait à ne pas tomber dans le piège de l’hyper dramatisation, et à rester dans la sobriété… car le scénario est d’une sobriété terrible. J’ai écrêté tous les pics de tensions, d’émotions dans le scénario. J’ai travaillé, au découpage, dans la distance de la caméra par rapport à l’actrice, une distance omniprésente. Le défi, c’était de faire un film qui se tienne à partir de choix radicaux à base d’une sobriété énorme. Au montage, j’ai coupé une scène merveilleuse, l’hystérie de la mère, qui sera, j’espère, dans le bonus DVD s’il y en a un, car il faut absolument la mettre, c’est une performance d’actrice absolument extraordinaire. Je voulais que le spectateur ne se sente pas pris en otage par ses propres émotions. C’est un sujet où les émotions peuvent se lâcher très vite et être hors contrôles. Je n’avais pas envie d’un film qui fasse du mal, je voulais que le spectateur puisse garder une distance. La difficulté du film, c’était d’en faire quand même quelque chose de vivant, excitant et stimulant malgré ces choix esthétiques radicaux.
C. : Le titre du film est assez énigmatique, et cela même après avoir vu le film. Que veut-il dire ?
P.D.P. : En fait, on a gardé le titre du livre. J’avais deux solutions : soit on gardait le titre du livre, soit j’en trouvais un autre. Le film aurait pu s’appeler tout simplement Laura, mais ce titre a déjà été repris à trois reprises. On a décidé de garder Elle ne pleure pas elle chante. Il n’y a malheureusement que les psys et ceux qui ont lu le livre qui comprendront. Les psys qui s’occupent d’incestes connaissent cette phrase. C’est la phrase du déni des parents, c’est la phrase typique du père qui nie l’inceste, « mais non elle ne pleure pas, mais non elle ne souffre pas, elle chante, vous voyez pas ? »
C. : Vous avez des projets en cours ?
P.D.P : Oui ! C’est terrible parce que cette interview se fait alors que le film est fini depuis 5 mois ! Depuis ce temps-là, j’ai quitté le studio et l’équipe. Pour moi, c’est derrière, ça m’appartient évidemment, mais ça m’appartient au passé. C’est étonnant parce que j’ai l’honneur et la joie de faire partie de la programmation d’Ecran total. Le film va sortir le 29 juin, c’est-à-dire 7 mois après sa fin. C’est normal, mais moi, en tant qu’auteur, je l’ai déjà accouché, allaité, il a fait ses premiers pas, et maintenant il va aller à l’école, il va vivre sa vie, mais donc pour moi je suis déjà depuis 5 mois dans le suivant.
C. : Mais il ne fait que commencer sa carrière en festivals et de programmation en salles. Il va falloir vous y replonger pour en parler !
P. d. P. : Dès que je peux raconter des histoires, pour moi c’est bon ! Mais ça ne me préoccupe plus du tout, c’est une forme de catharsis aussi pour moi d’avoir fait ce film, comme pour Laura, mon héroïne.