DÉCRYPTAGE – Neuf familles, dont les enfants auraient été abusés sexuellement par trois éducateurs de l’institut médico-éducatif Les Nivéoles à Voiron, lancent un nouvel appel pour demander la levée de toutes les zones d’ombre sur ces événements. Les faits se seraient déroulés en 2014 et début 2015. L’enquête préliminaire sur cette affaire compliquée n’a que trop traîné selon les familles, qui craignent un classement sans suite.
« Depuis le mois d’avril, mon fils s’automutile, se donne des coups et déchire ses sous-vêtements », rapportait une mère de famille en septembre dernier. Depuis, neuf plaintes ont été déposées au total pour suspicion d’abus sexuels sur des mineurs résidant à l’institut médico-éducatif (IME) Les Nivéoles à Voiron.
Les faits remonteraient à plus d’un an et concerneraient donc neuf enfants, cinq garçons et quatre filles, handicapés intellectuels ou autistes. Trois éducateurs sont mis en cause dans cette affaire, et la procédure a révélé que l’un d’entre eux était par ailleurs suspecté de pédophilie dans un autre dossier.
Cependant, aucun juge d’instruction n’a jusqu’ici été nommé par le procureur de la République de Grenoble. Pourquoi ? La parole d’enfants handicapés intellectuels ou autistes aurait-elle moins valeur de preuve pour la justice ?
« Des affaires similaires qui traînent avec des enfants sans handicap, cela n’existe pas à ma connaissance », déclare Maître Bertrand Sayn, l’avocat de cinq des familles.
« Il manque des actes essentiels dans l’enquête préliminaire »
Et de s’étonner de la manière dont a été menée l’enquête. « Il manque aussi des actes essentiels dans l’enquête préliminaire ordonnée par le procureur, notamment la prise en compte de la parole des enfants par des spécialistes, non pas de l’enfance mais du handicap », s’indigne encore Maître Sayn. Il déplore aussi que ni le pédiatre ni la psychologue à l’origine des signalements au procureur de la République n’aient été jusqu’ici auditionnés par les enquêteurs.
Dans un dernier communiqué en date du 18 avril, un nouvel appel est lancé à la justice. « Pères, mères, familles et amis souhaitent la levée de toutes les zones d’ombre, pour le respect des enfants qui ont parlé et la protection des enfants à venir », est-il indiqué.
« Si le procureur de la République ne nomme pas de juge d’instruction, nous nous porterons partie civile ! », déclare Maître Sayn. Ce dernier est bien décidé à prendre le taureau par les cornes afin que les investigations se poursuivent dans les meilleures conditions possibles. Il n’y a en effet aucune raison, pour l’avocat, que cette affaire soit classée sans suite.
« Si les enfants témoignent de violences sexuelles, c’est qu’ils les ont vécues »
Dans leur combat pour défendre leurs enfants, les familles peuvent compter sur le soutien de deux associations : Innocence en danger et Envol Isère autisme.
Cette dernière, face au doute qui plane sur la parole de ces enfants handicapés, argumente. De fait, parmi les neuf enfants concernés, deux sont autistes.
Or, « les autistes, qu’ils soient jeunes ou adultes, ne peuvent pas parler de ce qu’ils ne connaissent pas. Donc, s’ils n’ont jamais subi de violences sexuelles, ils n’en parleront jamais, explique Ghislaine Lubart, la présidente d’Envol Isère autisme. Si, en revanche, ils en témoignent, c’est qu’ils les ont vécues. »
Et d’ajouter : « C’est un fait unanimement reconnu dans le milieu de la recherche internationale sur l’autisme ! » Raison de plus, selon la présidente, pour accorder du crédit à la parole des enfants. Des enfants qui, rapporte Ghislaine Lubart, « racontent les violences sexuelles de façon très explicite, en parlant ou en les mimant, et désignent par leur surnom les trois éducateurs ».
La présidente d’Envol Isère autisme en est persuadée, ces événements auraient peut-être pu être évités. Ne serait-ce que si l’information sur le passé d’un des éducateurs présumés pédophiles avait circulé entre la justice et l’établissement Les Nivéoles. Cet homme avait en effet déjà été inquiété par l’autorité judiciaire dans une précédente procédure, pour « diffusion, détention ainsi que regard d’images et vidéos à caractère pédopornographique », précise-t-elle.
Alors, erreur administrative ? Certes non, rétorque Christophe Hertereau, directeur de la coordination territoriale et de la qualité de l’Association familiale de l’Isère pour enfants et adultes handicapés intellectuels (Afipaeim) qui gère l’IME des Nivéoles.
« Quand on a embauché cet homme, il avait un extrait de casier judiciaire vierge ! », se défend-il. « Ces faits n’ont été portés à notre connaissance par les services de la gendarmerie que six mois plus tard, le 15 avril 2015 ! »
L’occasion pour Ghislaine Lubart de replacer le débat sur le plan législatif. « Il faut que la loi relative à l’information de l’administration par l’autorité judiciaire et à la protection des mineurs [1] s’applique aussi au secteur médico-social », affirme-t-elle. La présidente d’Envol Isère autisme a d’ailleurs entamé des démarches en ce sens auprès des politiques (cf. encadré en bas de page).
Un éducateur suspendu mais les deux autres réintégrés
Quid des trois éducateurs ? Dès l’instant où l’Afipaeim a connu le passé de l’éducateur soupçonné de pédophilie dans une procédure antérieure, elle a réagi. « Ce salarié, qui était en contrat aidé à l’Afipaeim depuis six mois, a été suspendu avec interdiction d’approcher l’établissement », précise Christophe Hertereau.
Dans la foulée, règlementation des événements indésirables graves oblige, l’Agence régionale de santé et le procureur de la République de Grenoble ont été avertis. Cette personne a par la suite été incarcérée quatre mois. Était-ce dans le cadre d’une détention provisoire ? Nul ne le sait. « L’enquête est encore secrète », regrette l’avocat des familles.
Quant aux deux autres suspects ? « Après enquêtes et auditions de ces deux salariés, les services de gendarmerie ont informé l’Afipaeim, au cours de l’été, qu’il n’y aurait pas de suite judiciaire aux plaintes des parents », indique l’association dans un communiqué.
De fait, ces deux salariés ont été réintégrés dans les effectifs de l’Afipaeim puisque, officiellement, après cette enquête, il n’y avait rien à leur reprocher.
Ce que l’avocat des familles conteste. « En qualité de victime, personne n’a reçu de classement sans suite du dossier. J’ai écrit au procureur de la République à plusieurs reprises et il m’a été répondu que l’affaire était toujours en cours. » Il lui paraît anormal que les deux éducateurs aient été réintégrés « parce qu’on est encore dans une phase d’enquête », souligne-t-il.
Plus d’une année s’est écoulée. Comment vont les enfants aujourd’hui ? « Mieux pour la plupart, parce qu’on s’est engagé à les défendre », répond Ghislaine Lubart.
« L’important pour nous, c’est que la parole de ces enfants soit entendue et que cette affaire soit menée avec le sérieux et la sérénité qui conviennent ! », réaffirme Maître Sayn.
Véronique Magnin
[1] La loi relative à l’information de l’administration par l’autorité judiciaire et à la protection des mineurs définit un cadre juridique qui régit les modalités de communication entre le ministère public et l’autorité administrative en cas de mise en cause, de poursuite ou de condamnation de personnes exerçant dans un établissement public. Elle prévoit donc, lorsque les procédures porteront sur des infractions sexuelles, violentes ou commises contre des mineurs, l’obligation pour le procureur de la République d’informer l’administration lorsqu’il s’agira d’une condamnation, y compris si elle n’est pas encore définitive, ou lorsque la personne, placée sous contrôle judiciaire, est soumise à l’interdiction d’exercer une activité impliquant un contact habituel avec des mineurs.
« On a besoin des politiques »
La loi relative à l’information de l’administration par l’autorité judiciaire et à la protection des mineurs portée par Najat Vallaud-Belkacem a été définitivement adoptée le 6 avril dernier par le parlement.
Saisissant la balle au bond, la présidente d’Envol Isère autisme et deux familles directement concernées par l’affaire ont rencontré la semaine dernière des députés et sénateurs du parti socialiste, dont Geneviève Fioraso, Michel Issindou et Jacques Chiron.
« On a besoin des politiques pour qu’ils travaillent sur des projets d’amendement ou des décrets de la loi afin de l’élargir au médico-social », explique Ghislaine Lubart. « On souhaiterait aussi rencontrer le groupe des Verts, les Républicains, la Région et le Département », précise-t-elle, dans l’attente d’une réponse de leur part.
Comment les élus socialistes ont-il reçu cette requête ? Un attaché parlementaire de Michel Issindou revient sur la détresse des familles qui a été entendue et indique que les élus comptent engager le dialogue avec un cabinet ministériel. Il rapporte qu’il a aussi été précisé aux familles que, pour autant, « le politique ne peut pas contrevenir au principe de la séparation des pouvoirs ».
« Les victimes dans cette affaire sont les enfants, pas l’établissement ! »
L’interpellation de la presse pour tenter de faire pression sur la justice afin que ce dossier soit enfin instruit a fait naître des tensions entre les familles et l’Afipaeim, gestionnaire de l’IME.
Rappelons que l’enquête préliminaire a été ordonnée par le procureur de la République en avril 2015 sur la base du signalement d’un médecin du service pédiatrique de l’hôpital de Voiron qui a examiné deux des neuf enfants, et constaté des violences sexuelles.
À ce signalement s’ajoute le courrier d’une psychologue spécialisée dans le handicap qui accompagne deux des enfants atteints de troubles du spectre de l’autisme, le comportement de l’un d’eux ayant brutalement changé depuis la période des événements. Mais aussi, suite aux premières plaintes déposées par les parents, de trois enfants à la gendarmerie.
Maître Sayn dénonce donc les libertés qu’aurait prises l’Afipaeim dans son communiqué où elle affirme que les familles se seraient emballées et auraient porté plainte suite à la première réunion d’information organisée le 4 mai 2015. Par conséquent, seulement après avoir appris que l’un des éducateurs soupçonnés détenait des images à caractère pédopornographique à son domicile. Et de s’agacer : « On frôle la désinformation ! Les victimes dans cette affaire sont les enfants, pas l’établissement ! »
« Les parents n’ont pas l’intention de faire le procès de l’Afipaeim »
De son côté, l’association récuse « le manque de transparence » qu’on lui reproche puisque des réunions d’information mensuelles ont été organisées depuis le 4 mai 2015 et, qui plus est, en présence de l’association d’Aide et d’information aux victimes (AIV) de Grenoble.
L’Afipaeim se défend aussi de vouloir étouffer ces événements.
En cause, une phrase à la fin des courriers d’invitation aux réunions qui ont laissé penser aux parents inquiets qu’ils ne pouvaient pas s’exprimer publiquement et librement. Celle-ci ne précisait-elle pas en l’occurrence que « cet espace de parole collectif ne permettra pas de traiter vos problématiques individuelles ».
Un malentendu ? Cette phrase visait simplement à faciliter le déroulement des réunions, selon Christophe Hertereau, le directeur de la coordination territoriale et de la qualité de l’Afipaeim.
Pour autant, pas question de se tromper de cible. « Les parents n’ont pas du tout l’intention de faire ni le procès de l’IME Les Nivéoles, ni de l’Afipaeim », précise Maître Sayn afin de calmer le jeu. Preuve en est, certains parents concernés par les événements n’ont pas pour autant retiré leur enfant de l’établissement. « Deux d’entre eux sont encore aux Nivéoles parce qu’ils s’y sentent bien et qu’ils y ont leurs repères », précise Ghislaine Lubart.