Pour avoir égratigné avec un canif Louis XV, le 5 janvier 1757, sans véritable volonté de donner la mort, Robert-François Damiens est écartelé vif. C’est une ignominie que le roi n’avait pas voulue, mais le Parlement de Paris ne s’est pas laissé attendrir. Pourquoi tant de haine ? Qui est ce fameux Damiens présenté comme un dément par Voltaire ? Est-il effectivement un fou de Dieu ou bien le père d’une fillette violée par le roi amateur de petites filles ? C’est la thèse de l’historienne-romancière Marion Sigaut. Le débat est ouvert.
Né en 1715, près d’Arras, Damiens a 42 ans. Fils d’un paysan ruiné, il s’engage comme domestique à Paris chez de nombreux patrons, dont plusieurs magistrats du Parlement de Paris. Il se marie avec une cuisinière nommée Élisabeth dont il a une fille, Marie, 18 ans à l’époque de l’attentat. On le décrit comme instruit et généreux, mais aussi violent, emporté et impatient. Dans la querelle opposant les jansénistes à l’Église, il prend parti pour les premiers, très critiques envers le roi. Au cours de l’été 1756, il vole les économies de son dernier maître, un négociant en vins, avant de s’enfuir dans le Nord où il demande refuge à son frère et à sa soeur. Finalement, bien que la police le recherche, il revient à Paris le 31 décembre 1756 voir son épouse et sa fille. Après quelques jours, il se rend à Versailles où il débarque le 4 janvier à 3 heures du matin en chaise à porteurs. Le lendemain, vers 16 heures, il rôde dans les cours du château de Versailles. Il n’est pas le seul, car le palais est un lieu ouvert au public et, chaque jour, des centaines de solliciteurs se pressent, espérant rencontrer le roi. Il gèle à pierre fendre.
« Qu’on ne lui fasse point de mal »
Damiens apprend que Louis XV est venu rendre visite à l’une de ses filles tombée malade, mais qu’il doit bientôt repartir pour le Trianon où la marquise de Pompadour l’attend. Le ch’ti se met en embuscade dans un recoin situé au pied de l’escalier menant à la sortie du palais. Le roi apparaît à six heures moins le quart, suivi de son fils, le dauphin, de ses gardes du corps et de divers seigneurs. Au moment où ce dernier s’apprête à monter dans le carrosse qui l’attend, Damiens jaillit, bouscule tout le monde pour frapper le roi par-derrière, à la hauteur de la cinquième côte, du côté droit. L’arme qu’il utilise est loin d’être un poignard, ou même un couteau dangereux. C’est un canif à deux lames. Il se sert de la plus petite des deux qui est normalement destinée à tailler des plumes d’oie. Elle fait à peine 8 centimètres de long, mais comme le roi est enveloppé dans d’épaisses fourrures pour le protéger du froid, elle ne pénètre que de un à deux centimètres dans la chair. Son coup porté, Damiens essuie la lame, la replie et place le canif dans sa poche.
Sentant quelque chose d’anormal, Louis XV se retourne, étonné : « On m’a donné un furieux coup de poing. » Il passe alors sa main sous sa veste et la retire ensanglantée. « Je suis blessé ! » s’exclame-t-il. Levant les yeux, il voit devant lui Damiens, son chapeau sur la tête. « C’est cet homme-là qui m’a frappé, qu’on l’arrête et qu’on ne lui fasse point de mal ! » Puis il retourne dans ses appartements, enlève ses fourrures pour découvrir beaucoup de sang. Le petit bichon s’évanouit sous le choc. Quand il reprend connaissance, il s’imagine déjà mort, réclame son confesseur, confie le royaume à son dauphin, demande à la Marie (Leszczynska), son épouse, d’excuser la peine qu’il a pu lui causer.
Embrouille
Sitôt après son forfait, Damiens est empoigné par un des valets de pied du roi qui le remet aux gardes de Versailles. Ceux-ci le traînent manu militari dans leur salle, le fouillent, le brutalisent, lui demandent des explications. Damiens ne parvient qu’à dire plusieurs fois : « Qu’on prenne garde à Monsieur le Dauphin ; que Monsieur le Dauphin ne sorte pas de la journée ! » Pourquoi ? Il ne s’explique pas. Les gardes veulent savoir s’il a des complices. Pour le faire avouer plus vite ils ont leur méthode : lui tenailler les chevilles et les pieds avec des pinces rougies. Mais voici bientôt le prévôt de l’hôtel qui les interrompt pour se faire remettre le prisonnier. Car lui seul exerce la justice à Versailles. Pendant ce temps, le médecin du roi, M. de La Martinière, appelé d’urgence, constate que la blessure est superficielle. Jugeant probablement que le roi n’a pas assez saigné, il le saigne encore… Soulagé, le souverain est prêt à pardonner à son agresseur, mais désormais celui-ci échappe à son pouvoir. Le prévôt ordonne l’arrestation de toute sa famille (père, épouse, fille, frères, soeurs, oncles, tantes…) et de ses proches, à Paris et dans le Nord.
Jusqu’au 14 janvier, Damiens est détenu à Versailles. C’est donc au prévôt d’organiser l’instruction du procès. Mais il y a embrouille. Le roi décide de faire transférer Damiens au Parlement de Paris qui le réclame à hue et à dia. Rappelons qu’à l’époque la justice royale à Paris est du ressort du Parlement. Mais le crime a eu lieu à Versailles ! Pourquoi diable les parlementaires parisiens réclament-ils le régicide ? Et, surtout, pourquoi Louis XV accède-t-il à leur demande alors qu’il est en pleine guerre avec le Parlement ?
L’hypothèse pédophile
Voici l’explication fournie par Marion Sigaut. Attachez vos ceintures ! Damiens a été le domestique de plusieurs parlementaires et connaît donc tous leurs secrets. Notamment, le pire d’entre eux, celui de couvrir un trafic de milliers d’enfants à but sexuel (garçons et filles) au sein de l’hôpital général de Paris placé sous le contrôle du Parlement. L’accusation est grave. Mais elle semble bien réelle et, du reste, le roi a demandé à l’archevêque de Paris de reprendre en main l’hôpital général. Le Parlement aurait donc souhaité récupérer Damiens pour l’empêcher de déballer la vérité lors de son procès.
Et si le roi accède à sa demande, c’est que lui aussi traîne derrière lui une sacrée casserole : celle dans laquelle il fait passer des petites filles… Il faut savoir que la fringale sexuelle de Louis XV équivaut à celles de Berlusconi, DSK et Johnny réunis. C’est même sa favorite, Madame de Pompadour, aussi frigide qu’un hamburger de chez Picard, qui l’alimente en petites filles afin de le tenir. Bref, le roi est pédophile. Attendez, ce n’est pas fini : en 1750, la fille de Damiens aurait pu être enlevée pour assouvir les besoins du roi lorsqu’elle n’avait que 11 ans ! Voilà pourquoi celui-ci, choqué de la dérive sexuelle de Louis XV, aurait essayé de le remettre dans le droit chemin en se livrant à cette vraie fausse tentative d’assassinat. Faut-il croire à tout cela ou simplement suivre Voltaire qui affirme que Damiens n’a agi que par folie ?
« Il faut ici de la force »
Pour en revenir au sort de ce pauvre Damiens, il est donc transféré de Versailles à la Conciergerie de Paris dans la nuit du 17 au 18 janvier, escorté des centaines de soldats. Il est même fait interdiction aux Parisiens d’apparaître aux fenêtres « sous peine de vie ». Il est placé dans la tour Montgomery sous une surveillance renforcée. Des dizaines de gardes le surveillent comme s’il était à la tête d’un complot national. Délirant. Comme Damiens souffre encore horriblement de ses pieds brûlés par les gardes de Versailles, il est sanglé sur un matelas placé sur une estrade. Pour le transporter, il est ficelé dans une sorte de hamac porté par des gardes.
Les quatre commissaires nommés par les parlementaires pour instruire le procès l’interrogent à de multiples reprises, mais lui ne cesse de répéter qu’il n’a jamais voulu tuer le roi, « seulement l’avertir » en le blessant pour « le faire rentrer en lui-même et le rappeler à ses devoirs ». S’il porte d’autres accusations contre le roi ou le Parlement, elles ne sont pas notées dans le dossier d’instruction que Marion Sigaut accuse d’avoir été truqué. Quoi qu’il en soit, Robert-François Damiens est condamné le 28 janvier à être écartelé pour crime de lèse-majesté. Aussitôt la peine prononcée, Damiens est soumis à la question, c’est-à-dire à la torture.
Petite précision qui s’impose : sous l’Ancien Régime, la torture n’intervient qu’après le jugement. Son objet n’est pas de faire avouer son crime à l’accusé (sous la douleur, il avouerait tout et n’importe quoi), mais de lui faire nommer ses éventuels complices. Damiens est donc soumis au supplice des brodequins. Au fur et à mesure que les cadres en bois compriment ses jambes, il jette de grands cris. On lui donne de l’eau à boire, il réclame qu’on y mêle du vin : « Il faut ici de la force », murmure-t-il. Damiens se remet à hurler et finit par lâcher deux noms de supposés complices qui se révéleront, par la suite, innocents. Au bout d’une heure et demie, les médecins mettent un terme à la question. Il ne faudrait pas que le condamné tombe dans les pommes, ou même meure, au risque de gâcher le clou du spectacle : l’écartèlement. Damien est alors remis sur son matelas et transporté dans la chapelle pour se trouver du réconfort auprès de prêtres et se confesser.
Le bourreau : un gamin !
Vers trois heures, on vient le chercher pour le mener sur le lieu de son exécution. Un petit détour pour faire amende honorable à Notre-Dame, nu sous une chemise blanche et une torche de cire ardente à la main. Puis il est mené en tombereau jusqu’à l’hôtel de ville, au milieu d’une foule qui a envahi les rues. Là, il répète que sa femme et sa fille sont innocentes et qu’il a agi sans complice. Il se fait déjà tard, bientôt la nuit, il faut commencer sans tarder le dernier acte. Des milliers de curieux entourent l’échafaud. Toutes les fenêtres ont été louées à prix d’or. Il y a même Casanova à l’une d’elles. Dans ses Mémoires, il narre une scène incroyable. Le voilà avec son ami italien Tireta et deux dames de la meilleure société, penchés à la fenêtre. Aussi inconcevable que cela paraisse, ce Tireta se colle derrière la plus vieille des dames pendant toute l’exécution, lui soulève la robe et l’embroche par-derrière… La vieille dame indignée, mais ravie, accepte l’hommage tout en continuant à regarder l’horrible spectacle comme si de rien n’était…
Le bourreau qui officie ce jour-là, c’est Charles-Henri, celui-là même qui, plus de trente ans plus tard, exécutera Louis XVI, Danton, Robespierre et des milliers d’autres victimes de la Révolution. En 1757, il n’a que 18 ans, c’est encore un gamin mal aguerri qui vient de prendre la succession de son père. Ce Damiens, c’est un cadeau empoisonné. Il est tétanisé par ce premier écartèlement en France depuis celui de Ravaillac en 1610. Il envoie un texto à son père parti à la retraite deux ans plus tôt, mais celui-ci ne peut pas venir le secourir. Finalement, tonton Gabriel, bourreau à Reims, vient l’aider. Cependant, comme aucun des deux ne veut faire le plus sale boulot, ils engagent un consultant en torture, un certain Soubise. Lequel est tellement soûl le jour dit qu’il en oublie d’acheter la cire, le plomb, l’huile et le plomb nécessaires. Il faut envoyer d’urgence deux aides à l’épicerie du coin acheter ce qui manque. Mais la foule qui a pris fait et cause pour le malheureux Damiens les empêche de faire leurs emplettes. Il faut employer les soldats.
Oubli fâcheux
Enfin, le spectacle peut commencer. D’abord une grillade du chef : celle de la main droite de Damiens qui a porté le coup. Gabriel Sanson la plaque de force dans un brasier de soufre. Hurlements de souffrance. Un aide enchaîne avec une pince rougie au feu qu’il utilise pour tenailler les cuisses, les bras et les mamelles du condamné. De nouveau, des hurlements. Maintenant, on lui verse de la poix chaude, de l’huile bouillante et du plomb fondu sur les plaies. La foule a du mal à supporter la douleur du régicide. Et devinez quoi ? Des hurlements ! Il est temps de passer au feu d’artifice final : l’écartèlement. Le roi avait supplié de faire étrangler Damiens pour lui éviter trop de souffrances, mais les juges n’ont pas retenu la suggestion.
Le jeune Sanson fait approcher les quatre jeunes chevaux qu’il a achetés pour l’occasion. Pendant ce temps, ses aides enroulent des cordes autour de chacun des quatre membres meurtris de Damiens reliés aux chevaux. À ce moment de la recette, le chef Thierry Marx de Top chef préconise de sectionner discrètement les tendons des articulations du condamné pour faciliter l’arrachement des membres. Ce que les deux Sanson oublient de faire ! Conséquence : les chevaux ont beau être fouettés, ils ne parviennent pas à arracher les quatre membres qui s’allongent, mais ne rompent pas. Le patient hurle à glacer le sang. Le manège dure une bonne heure. La foule n’en peut plus. Le spectacle est trop horrible.
Exil
C’est alors que les médecins assistant au supplice interviennent en conseillant de fragiliser les articulations à la hache. Ce qui est aussitôt fait. Les bourrins se remettent au turf. Au premier essai, ils parviennent à arracher un bras et une jambe. Damiens continue de hurler. Cela en devient fatigant… Au deuxième essai, les canassons s’emparent de la deuxième jambe. Damiens respire toujours. C’est à la séparation du dernier bras qu’il expire enfin. On s’approche du tronc pour vérifier qu’il ne respire plus avant de le jeter avec les quatre membres dans un grand feu. Il n’y a que les amateurs de corrida pour regretter la fin des festivités…
Ainsi périt d’une mort effroyable celui qui a voulu donner un avertissement au roi supposé pédophile. Le père, l’épouse et la fille sont exilés à vie. Le premier se réfugie en Belgique tandis que les deux femmes s’établissent en Allemagne. Les frères et les soeurs doivent changer de nom. La maison natale de Damiens est rasée. Et Louis XV continue sa vie sexuelle comme si de rien n’était…
Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos