Entre 6 000 et 8 000 mineurs se prostitueraient en France selon les associations, qui alertent sur de terribles pratiques se développant dans les toilettes des collèges, et ce quel que soit le quartier. Enquête sur un phénomène encore tabou.
« En quatrième, j’ai pratiqué des actes sexuels avec un garçon de ma classe dans les toilettes du collège pour 15 euros. Pour moi, ce n’était pas très grave, d’autres copines l’avaient déjà fait. Aujourd’hui, j’ai tellement honte… » À 14 ans, Julie (1) habite dans les beaux quartiers de la capitale et n’est pas la seule à s’être ainsi prostituée. C’est aussi le cas de Caroline (1), qui habite dans le 17e arrondissement de Paris : « L’année dernière, j’ai fait une fellation et pratiqué la sodomie avec deux garçons pour avoir un téléphone. J’avais 13 ans. » Elles font partie des dizaines de jeunes filles qui ont fini par craquer et tout raconter à leurs parents. Ensuite, elles ont vu des psys, certains travaillant avec des associations qui alertent aujourd’hui sur l’ampleur de cette prostitution infantile dans les toilettes des collèges.
« Ce phénomène s’étend », assure la pédopsychiatre Martine Guyart (1), spécialisée dans l’accueil des jeunes se prostituant. Dans son cabinet situé dans le 16e arrondissement de la capitale, elle a « reçu, depuis la rentrée, une dizaine de jeunes de l’ouest parisien qui ont échangé leur corps contre une petite somme ou un objet. S’il ne faut pas s’affoler, la société doit réaliser que cela se développe. »
« Nous ne sommes pas en Thaïlande »
Provoquer cette prise de conscience, voilà l’objectif de la présidente de l’association Agir contre la prostitution des enfants (ACPE), Armelle Le Bigot-Macaux : « Dans les toilettes des collèges, via Internet, de 6000 à 8000 enfants se prostituent en France, des Français ou des étrangers. Certains pour survivre. Il est temps de réagir. » Par « enfants », Armelle Le Bigot-Macaux entend des « mineurs ». Et si elle utilise ce terme plus frappant, ce n’est pas sans raison : « Cela fait des années que nous alertons les services publics, et très peu de choses sont faites. Pourtant, il s’agit d’un sujet de société aussi important que la drogue dans les années 1990. »
À la brigade de protection des mineurs (BPM) de Paris, le commissaire Vianney Dyèvre tempère : « Ces chiffres sont exagérés et ne proviennent que d’estimations faites par les associations. Chaque année, nous traitons entre 20 et 60 cas de prostitution de mineurs à Paris, jamais plus. Cela existe, mais nous ne sommes pas en Thaïlande. D’autant plus que le proxénétisme de mineurs est passible de 20 ans de prison et de 3 millions d’euros d’amende. C’est assez dissuasif pénalement. » Du côté des associations, cet écart ne serait dû qu’au fait « que les dépôts de plainte sont très rares ».
Si les chiffres de la police semblent n’être que la partie émergée de l’iceberg et ceux des associations paraissent élevés, « c’est parce qu’il s’agit d’un phénomène très diversifié et dont les formes varient perpétuellement », explique Adrienne O’Deye, sociologue et anthropologue, coauteure du dernier rapport sur La prostitution de mineurs à Paris remis au ministère de la Justice en 2006. Depuis, « avec tous les moyens de communication, cela échappe à tout contrôle. Identifier le problème et avoir des chiffres précis est quasiment impossible ».
Hausse de la prostitution occasionnelle
D’autant que l’expression « prostitution des mineurs » regroupe différentes pratiques. La plus répandue serait celle entre adolescents, comme l’explique Armelle Le Bigot-Macaux : « La prostitution occasionnelle dans les toilettes des établissements est en hausse. Les psychiatres avec lesquels nous travaillons nous font part de nombreux cas. » Elle évoque aussi le cas des lover boys, ces garçons qui « « mettent à la disposition » de leurs amis leur copine en échange de quelques euros ou d’objets, comme des téléphones. Un vrai cas de proxénétisme qui ne revient jamais aux oreilles de la police. »
D’autres types de prostitution sont tournés vers les adultes : des filles qui se prétendent majeures et passent des annonces sur les réseaux sociaux, des jeunes qui vendent leur corps contre un loyer ou un repas, et des mineurs exploités par des réseaux. Des pratiques contre lesquelles il est très dur de lutter, comme l’explique le commissaire Vianney Dyèvre : « Nous écumons les sites, mais comment vérifier l’âge d’une fille si personne ne porte plainte ? C’est pareil pour celles qui sont sur le trottoir : il est très compliqué de déterminer si elles sont majeures. Pour cela, il faut qu’il y ait un signalement, et les clients ne savent quasiment jamais qu’elles sont mineures. Et le reste des pratiques est assez invisible. »
« La désanctuarisation du corps »
Pour les associations, il faut lever le tabou de la prostitution occasionnelle. Celle qui ne semble « pas grave », si l’on en croit le discours des jeunes filles. Et que personne ne parvient à stopper faute de prévention. « Les professionnels de l’éducation et du social, comme les associations, ne sont pas du tout sensibilisés à ce problème. Alors comment voulez-vous que des comportements déviants soient détectés ? regrette la présidente de l’ACPE. C’est la raison pour laquelle nous avons réalisé une vidéo choc, diffusée sur Internet. »
Quant aux jeunes, ils découvrent souvent trop tard les effets néfastes de ce commerce qu’ils croyaient anodin. « L’une des raisons de cette inconscience est une « désanctuarisation du corps » chez pas mal de jeunes. Ce n’est plus quelque chose de très intime, d’extrêmement précieux. Et cela s’est accentué avec le libre accès à la pornographie. Désormais, faire une fellation pour quelques euros ce n’est « pas grave » », explique la pédopsychiatre Martine Guyart. « Forcément, les actes augmentent. D’ailleurs, certains enfants que je vois ne se rendent même pas compte que c’est mal et interdit. » La professionnelle s’inquiète de voir le sujet rester tabou. « Très peu d’études, aucune mesure concrète, pas de campagne de prévention… Des milliers de mineurs se prostituent, et on ne fait rien. »
(1) Les noms ont été changés.