(Elle) L’excision, en France aussi

À ce jour, plus de 125 000 femmes en France ont subi des mutilations génitales. C’est deux fois plus qu’au milieu des années 2000. Malgré le plan d’action lancé par l’État en 2019, ce rituel archaïque perdure.

C’est un cri de douleur qu’elle n’oubliera jamais. Une cicatrice laissée au plus profond de sa chair. Une couleur rouge qui teinte l’intérieur de ses cuisses et se répand sur le carrelage de la salle de bains. Elle ferme les yeux et revit la scène comme si elle avait eu lieu hier. Elle revoit les visages de ceux qui lui maintiennent les bras et les jambes, de celle qui brandit la lame, le sourire de sa grand-mère dans l’embrasure de la porte. Elle se souvient encore du jingle de la radio annonçant le flash info alors qu’on la remet sur pied. Quelques secondes. Ça n’a pas duré plus longtemps. Par la fenêtre, elle aperçoit les barres d’immeuble de la Cité des 4000, à La Courneuve. Au loin, le soleil se couche et pour Mahalia * plus rien ne sera plus comme avant. Son corps a été mutilé. Elle vient de subir une excision. À l’aide d’une lame de rasoir, son clitoris a été coupé. Pratiquée sans anesthésie, parfois accompagnée d’une ablation des petites lèvres et d’une suture des grandes lèvres, cette opération de tradition millénaire doit priver la femme de tout plaisir sexuel. « J’avais 13 ans. C’est jeune, 13 ans. Mais je n’ai rien oublié. Je savais que c’était une coutume en Mauritanie, le pays de mes parents, mais je ne pensais pas que ça m’arriverait ici. J’allais à l’école. Je regardais la ‘Star Ac’, on parlait des garçons. J’étais à des années-lumière de penser à l’excision », confie la jeune femme de 29 ans. Mahalia fait partie des rares femmes qui ont été mutilées en France au début des années 2000. « Au milieu des années 1980, ça s’est beaucoup fait. Puis il y a eu de très grands procès, et les familles ont été averties de ce qu’elles risquaient : dix ans d’emprisonnement, voire vingt si la mutilation s’exerce sur une mineure de moins de 15 ans et 150 000 euros d’amende », explique Marion Schaefer, vice-présidente de l’association Excision, Parlons-en !. Mais, loin d’avoir disparu, la pratique s’est déplacée géographiquement. « Les familles ont mis en place des stratégies d’évitement. Aujourd’hui, les fillettes sont en danger quand elles partent en vacances dans leur pays d’origine. Une enfant sur trois dont les parents viennent d’un pays pratiquant l’excision est menacée », s’alarme Marion Schaefer. Mali, Côte d’Ivoire, Gambie, Sénégal, Guinée-Conakry, Sierra Leone, Tchad, Nigeria, Éthiopie, Somalie, Mauritanie… Nombreux sont les pays où le pourcentage de femmes mutilées avoisine les 90 %. En France, selon le Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH), le nombre de femmes adultes excisées s’élève à 125 000 alors qu’elles n’étaient que 62 000 au milieu des années 2000.

Un plan d’action contre l’excision

C’est pourquoi, en juin 2019, le gouvernement a décidé de lancer un vaste plan d’action en partenariat avec les associations. « Il faut informer et sensibiliser sur les risques de l’excision, travailler en lien avec les gouvernements des pays concernés et les ONG », nous confie Marlène Schiappa. L’ex Secrétaire d’Etat chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes tient à préciser qu’à cela s’ajoute un volet judiciaire : « Comme beaucoup de violences qui concernent les femmes, l’excision est évidemment interdite, mais la loi est très peu appliquée car cette mutilation est très souvent pratiquée avec le consentement des membres de la famille. Et les jeunes filles ne veulent pas déposer plainte contre leurs tantes ou leurs grand-mères. Avec ce plan, nous voulons faire en sorte que les personnes qui excisent les petites filles ne puissent avoir aucun répit en France et dans le monde, qu’elles soient poursuivies en justice dès lors qu’on peut les identifier. » Une nouvelle saluée par les associations. « Il faut sensibiliser, informer, éduquer, aider », poursuit Marion Schaefer.

« L’excision touche les femmes de tous les milieux. Ce n’est pas une affaire de classe sociale ou de religion, mais de tradition. » Isabelle Gilette-Faye

Depuis trois ans, l’association mise sur les réseaux sociaux pour avertir les jeunes filles du sort qui pourrait leur être réservé. « Nous avons mis en place un chat anonyme sur la plateforme d’information alerteexcision.org. Les adolescentes peuvent librement poser des questions et discuter avec des professionnels qui seront capables de les aiguiller », ajoute Marion Schaefer. Présente sur Facebook, Instagram et Snapchat, l’association espère toucher les jeunes filles de 11 à 18 ans. Car ce sont elles qui sont en danger. « Avant, l’excision se pratiquait sur les toutes petites filles, mais, avec le travail accompli par les services de la Protection maternelle et infantile (PMI), les fréquents examens de santé obligatoires, l’âge de l’excision a reculé », explique Isabelle Gillette-Faye, sociologue et directrice générale de la Fédération Gams (Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles). Depuis trente ans, cette experte le martèle : « L’excision touche les femmes de tous les milieux. Ça peut aller de la fille de l’ambassadeur à celle de la femme de ménage, ce n’est pas une affaire de classe sociale ou de religion, c’est une histoire de tradition. »

Une pratique archaïque

Difficile pourtant de remonter aux origines de l’excision. D’après les conservateurs du British Museum, le premier document mentionnant ce type d’opération daterait de 163 av. J.-C. Elle aurait été pratiquée sur les femmes des pharaons pour s’assurer de leur pureté et de leur fidélité. Néfertiti et Cléopâtre auraient elles-mêmes été mutilées. Par imitation, l’excision se serait étendue aux classes moins élevées de l’Égypte antique, puis sa pratique se serait répandue vers l’ouest de l’Afrique et dans l’est, au Yémen. Kadiatou* ne sait pas combien de femmes, dans sa famille, ont été exciseuses, mais elle fait partie d’une longue lignée. Il a fallu du temps et de nombreuses précautions pour pouvoir entrer en contact avec cette Guinéenne de 64 ans. Son petit-fils fait l’intermédiaire via l’application de messagerie sécurisée Telegram. Dans une note vocale, elle nous raconte son parcours. « Avant d’arriver en France, j’assistais ma grand-mère et ma mère pendant les excisions. On se déplaçait de village en village, c’est comme ça qu’on gagnait notre vie. Les gens nous respectaient », se rappelle-t-elle. À 25 ans, elle quitte l’Afrique avec ses enfants pour suivre son mari en France. « Quand je suis arrivée, j’ai continué à pratiquer l’excision, et ça s’est vite su. Les grand-mères, les tantes, les mères amenaient leurs filles. Je n’y voyais pas de mal, je pensais que c’était positif, qu’il fallait faire perdurer les traditions de nos ancêtres. J’ai fait ça pendant quelques années. Je ne gagnais pas ma vie avec ça, mais ça représentait un bon complément de salaire », se souvient-elle.

Quand on l’interroge sur le prix d’une excision ou le nombre de jeunes filles qui sont passées sous sa lame, Kadiatou reste évasive. Difficile de savoir si elle a cessé son activité par peur d’être découverte par la police. Elle prétend que, un soir, une fillette a failli faire un arrêt cardiaque et que, à la suite de cet événement, elle a choisi de « fermer boutique ». Les mots sont violents. Des remords ? Kadiatou dit en avoir. Elle insiste sur les cauchemars qui viennent encore la hanter plusieurs dizaines d’années après. S’est-elle informée des conséquences de ses actes ? « Je sais que je pourrais être en prison. Aujourd’hui, j’ai compris que ce que je faisais était mal. Je ne pensais pas que ça aurait de tels effets sur la vie de ces jeunes filles. » Elle est elle-même excisée, comment pourrait-elle ignorer les répercussions médicales ? Infections à répétition, douleurs en urinant et pendant les menstruations, saignements, risque d’incontinence, complications lors de l’accouchement… « Comme la patiente n’a pas de désir, il y a un manque de lubrification, des sécheresses vaginales qui font que les rapports sexuels sont plus souvent des viols que des moments de plaisir », explique la Dre Ghada Hatem, médecin chef à la Maison des femmes, à Saint-Denis. C’est dans cette structure, créée en 2016 pour accueillir les femmes victimes de violences, que chirurgiens, psychologues et sexologues viennent en aide aux excisées. Elle est rattachée à l’hôpital Delafontaine, dont la maternité compte 14 % de femmes victimes.

« Il faut qu’elles comprennent que si elles n’investissent pas leur sexualité, se faire opérer peut n’avoir aucun effet. » Ghada Hatem

La Dre Ghada Hatem parvient à réparer une centaine de patientes grâce à une procédure entièrement prise en charge par la sécurité sociale. « L’opération n’est pas très compliquée. Lors d’une excision, il n’y a qu’un centimètre du clitoris qui est coupé, mais il en reste environ une dizaine en interne », explique-t-elle. « Il faut être méticuleux pour protéger l’enveloppe de nerfs. Cela dure entre une demi-heure et trois quarts d’heure, il y a peu de complications, mais c’est très symbolique. » Après l’opération, le parcours est long avant de retrouver une sexualité normale. « Il faut préparer les femmes. Les informer que ce n’est pas miraculeux. Ce n’est pas parce qu’on a replacé votre clitoris que vous allez avoir des orgasmes rapprochés. Il faut qu’elles comprennent que si elles n’investissent pas leur sexualité, se faire opérer peut n’avoir aucun effet. Il faut qu’elle se disent : tiens, j’ai un truc, là, comment ça fonctionne, et j’ai le droit de m’en servir. Le tabou sur la sexualité fait que les femmes ne se touchent pas, qu’elles ne s’autorisent pas à avoir du plaisir. Il faut les accompagner vers la réappropriation d’un organe qui a beaucoup de vertus », confie la Dre Ghada.

Une longue réappropriation de son corps

Il aura fallu près de treize ans à Ramata Kapo pour ressentir les vrais bénéfices de son opération. Cette militante française de 40 ans avait 18 mois lorsqu’elle a été mutilée au Mali. Ce n’est qu’à 16 ans, lors de sa première consultation gynécologique, en France, qu’elle a découvert son excision. Pour elle, l’opération est une bénédiction. « J’ai toujours eu l’impression d’être moins femme que les autres parce qu’on m’avait retiré une partie de moi. Aujourd’hui, je me sens enfin bien dans mon corps », explique-t-elle. Quand on l’interroge sur les raisons qui peuvent pousser une famille, installée depuis plusieurs générations en France à faire exciser son enfant, elle répond : « Le poids des traditions familiales se renforce avec la distance. Pour continuer à avoir le sentiment d’appartenir à leur pays d’origine, certaines personnes n’hésitent pas à faire perdurer ces pratiques néfastes, même quand elles sont progressivement abandonnées dans les pays d’Afrique. » Mais c’est aussi la peur que leurs filles ne trouvent pas de mari dans leur ethnie d’origine qui pousse les femmes à livrer leurs enfants à des exciseuses. « Elles le font de manière sacrificielle dans une soumission aux désirs masculins », rappelle Isabelle Gillette-Faye. Optimiste, la sociologue explique que les chiffres commencent à baisser en Afrique. Mais, pour autant, le combat est loin d’être gagné. « La prochaine bataille contre l’excision aura lieu en Asie et au Moyen-Orient, contre les barbiers qui excisent des petites filles en Égypte, par exemple. Et là, la rhétorique des religieux et des politiques sur ce sujet est très agressive, ils ne se laisseront pas faire, et nous n’avons pas de données chiffrées, ce qui enlève du poids à notre discours », poursuit-elle. Sur un des murs de la Maison des femmes, on peut lire cette phrase prononcée par une journaliste à propos de Marie Curie en 1906. « Le temps est proche où les femmes deviendront des êtres humains. » Plus d’un siècle plus tard, cela reste un combat de chaque instant…

* Les prénoms ont été modifiés.

Quand des médecins excisent

Au Caire, à Londres ou à Moscou, certaines cliniques privées n’hésitent pas à pratiquer l’excision, alors que cette mutilation est interdite par la loi. Réalisées avec ou sans anesthésie, ces opérations sont menées par des médecins diplômés, dans le respect des normes hygiéniques. En Russie, il existe même des promotions sur les clitoridectomies des fillettes de 5 à 12 ans. En novembre dernier, la chaîne Best Clinic baissait ses tarifs de 2 190 roubles (30 Euros) à 1 750 roubles (24 Euros) sur les trois types d’excision. « Pas besoin de raison médicale pour cette opération, elle peut être réalisée pour des motifs culturels ou religieux », pouvait-on lire sur le site. « Tous les pays n’ont pas une politique assimilationniste comme la France », explique Isabelle Gillette-Faye de la Fédération Gams. Certains pays comme l’Angleterre sont profondément communautaristes, ce qui explique qu’ils aient laissé s’installer sur leur sol ce type de pratique. Il aura d’ailleurs fallu attendre février dernier pour que la justice anglaise prononce la toute première condamnation de son histoire à l’encontre d’une exciseuse. En Egypte, où les mutilations sexuelles féminines sont illégales depuis 2008, les sanctions ont dû être renforcées en 2017, car 80 % des femmes excisées l’étaient par des médecins. Aux Etats-Unis, en 2016, les Drs Kavita Shah Arora et Allan J. Jacobs ont demandé la légalisation de l’excision au nom du respect des traditions. Rejetée, la proposition a donné des idées à certains médecins belges qui ne seraient pas contre une excision médicalisée…

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