Le Nouvel Observateur Stars de la télé, ex-député… l’Angleterre face à ses pédophiles « VIP »

Plusieurs affaires d’abus sexuels sur enfants mettent en cause d’ex-stars de la télévision, d’anciens parlementaires. La police et les plus hautes autorités sont soupçonnées d’avoir longtemps fermé les yeux.

Il n’y a pas si longtemps encore, quand leurs enfants n’étaient pas sages, les parents de Rochdale, morne ville industrielle du nord-ouest de l’Angleterre, les menaçaient d’une visite chez « Big Cyril ». Le Gros, Cyril Smith de son vrai nom, n’était pas un ogre de légende mais le député local, une figure du Parti libéral, un colosse de 185 kilos – qui avait siégé pendant deux décennies sur les bancs de la Chambre des Communes. L’une de ses activités favorites consistait à écumer les foyers d’enfants défavorisés de sa circonscription.

Au fil des années, près de 144 plaintes ont été déposées contre lui, toutes classées sans suite, malgré les photos pédopornographiques retrouvées dans le coffre de sa voiture. Cyril Smith est mort en 2010, sans jamais avoir été inquiété par la justice.

Il a fallu qu’il soit six pieds sous terre pour que la police du Grand Manchester reconnaisse que des preuves « accablantes » existaient bien contre lui, et qu’il aurait dû être arrêté quarante ans plus tôt. Nick Clegg, le chef des libéraux démocrates (successeurs du Parti libéral) qui avait prononcé l’éloge funèbre de « Big Cyril », il y a quatre ans, se dit aujourd’hui « horrifié ». Et pour cause, il ne fait pas bon avoir été l’ami de Cyril Smith. Il est l’un des principaux protagonistes des affaires de pédophilie qui, ces derniers mois, refluent en Grande-Bretagne. Comme si un gigantesque égout était en train de déborder…

L’ex-député Cyril Smith, mort en 2010, ici avec un tee-shirt « Sauvez les enfants »… 144 plaintes ont été déposées contre lui, toutes classées sans suite. (ABACA-PA PHOTOS)

Y a-t-il quelque chose de pourri au royaume de Sa Majesté ? La semaine dernière, alors que feu « Big Cyril » était encore dans toutes les têtes, un nouveau scandale a fait la une des journaux : selon l’enquête menée par une inspectrice des Affaires sociales, 1.400 enfants ont été victimes d’exploitation sexuelle entre 1997 et 2013 à Rotherham, dans le comté du Yorkshire…Tous les jours, d’autres histoires, moins tentaculaires mais tout aussi sordides, alimentent ce que « Private Eye » (l’équivalent anglais du « Canard enchaîné ») appelle la « chaîne info pédophile 24h/24 ».

Même le palais de Buckingham – où un ancien aide personnel du duc d’Edimbourg est soupçonné d’avoir commis un attentat à la pudeur sur une fillette de 12 ans – n’est pas épargné. La vague de scandales, qui atteint aujourd’hui la classe politique et les plus hautes autorités de l’Etat, semble vouloir tout renverser sur son passage. Aucune institution n’est à l’abri.

« Le plus grand prédateur sexuel de tous les temps »

C’est d’abord le monde du showbiz qui a été submergé. Les stupéfiantes révélations sur Jimmy Savile, le présentateur vedette de la BBC, mort impuni en 2011, et qualifié depuis de « plus grand prédateur sexuel de tous les temps » (l’âge de ses victimes allait de 5 à 75 ans, et il ne se passe pas une semaine sans que l’on mette à son actif de nouvelles monstruosités) ont tétanisé l’Angleterre.

Elles ont aussi préparé les Britanniques à envisager l’impensable : l’existence d’un influent réseau, au sein même du Parlement de Westminster et du gouvernement, qui, dans les années 1980 et 1990, aurait intrigué dans l’ombre pour couvrir ce que les tabloïds appellent désormais « les VIP pédophiles ». Jimmy Savile, Cyril Smith (les deux se connaissaient) mais aussi d’autres personnalités dont les noms circulent sous le manteau ont-ils bénéficié de protections ? Des ex-ministres des gouvernements Thatcher ont-ils participé à cette omerta ?

 Jimmy Savile en 1997.(Robin Palmer / Rex Feat/REX/SIPA)

Ce n’est pas seulement un mauvais roman destiné à vendre du papier. Les journaux les plus sérieux s’interrogent et enquêtent. Des députés d’opposition ont interpellé le Premier ministre David Cameron à la Chambre des Communes. Même l’un des plus grands barons de l’ère Thatcher, l’ancien président du Parti conservateur Norman Tebbit, a confié son trouble lorsqu’en plein mois de juillet le ministère de l’Intérieur a annoncé qu’une centaine de documents liés à des abus sur enfants – commis, entre autres, par Cyril Smith avaient disparu des archives.

Il pourrait s’agir d’une opération de camouflage, a dit Tebbit. A une époque, la majorité des gens estimaient qu’il était plus important de protéger le système que d’aller fouiller trop loin. »

A ce jour, le Home Office n’a toujours pas expliqué comment ces documents ont pu se perdre dans les méandres de son administration. C’est d’autant plus ennuyeux que ces pièces auraient permis d’arrêter Smith dès le début des années 1980. Du moins si l’on en croit certains témoins qui les ont vues avant qu’elles ne s’évaporent dans la nature.

Impunité

L’auteur de ces documents ? Un certain Geoffrey Dickens, ex-député conservateur aujourd’hui décédé et militant de la protection de l’enfance. En 1983, il aurait consigné noir sur blanc – dans un rapport officiellement transmis au ministre de l’Intérieur, sir Leon Brittan (futur commissaire européen) – les méfaits de Cyril Smith mais aussi ceux de sept autres parlementaires. Tous fréquentaient Elm Guest House, une maison de rendez-vous du sud-ouest de Londres, où des jeunes hommes prostitués étaient livrés par chauffeur pour des parties fines.

Dickens aurait aussi évoqué dans son rapport les agissements du Paedophile Information Exchange (PIE), un lobby qui oeuvrait, dans les années 1970, pour la légalisation des rapports sexuels entre mineurs et adultes. L’un de ses fondateurs, Peter Righton, avait été chargé par le gouvernement d’une étude sur la réorganisation… des foyers pour enfants. Pour mener son audit, Righton visitait très régulièrement ces foyers partout dans le pays. Notamment à Rochdale, sur les terres de Cyril Smith.

Smith et Righton sont morts tranquillement dans leurs lits sans même avoir été interrogés (le deuxième a été cependant verbalisé en 1992, pour possession d’images pédophiles). Pourquoi une telle impunité ? Des enquêtes ont-elles été étouffées pour éviter l’opprobre à certains membres de l’establishment ? Cette idée s’installe évidemment jour après jour dans l’opinion britannique. Thatcher était au courant des abus sur les enfants, affirment les tabloïds, partis à la chasse aux témoignages (« J’ai fourni des garçons prostitués très jeunes à des ministres conservateurs »). Difficile dans cet emballement de faire la part des fantasmes que génère toujours ce type de scandales, surtout quand ils concernent des « notables », et la réalité.

Déni

Il y a un paradoxe de toute cette histoire. Malgré sa presse réputée si pugnace, sinon carrément « trash », l’Angleterre semble avoir vécu, pendant trente ans, dans une forme de déni. Est-ce parce que la maltraitance des enfants reste un sujet tabou outre-Manche ? Parce que – comme l’expliquent certains responsables d’associations – l’élite du pays a été formée dans des pensionnats, où les sévices corporels et sexuels étaient monnaie courante, et que cette élite aurait tendance à reproduire ces abus d’une génération à l’autre ou du moins à les excuser ?

Ce qui s’est passé en Grande-Bretagne est bien plus qu’un complot, affirme l’écrivain et éditorialiste Laurie Penny, du magazine « The New Statesman ». C’est une culture de complicité, qui traverse toutes les grandes institutions de la vie publique, des médias aux organisations caritatives, des écoles aux foyers pour enfants défavorisés… Ce scandale révèle dans toute sa crudité comment la société britannique se définit. Ce qui lie tous ces prédateurs sexuels sur mineurs, qu’ils soient seulement accusés ou condamnés, c’est leur puissance, leur accès facilité aux enfants, et leur certitude que leur réputation les mettrait à l’abri de toute poursuite… Très souvent, les enquêtes lancées par les autorités concernées étaient délibérément détournées. »

Jimmy Savile, rappelle l’éditorialiste, était un ami proche de Margaret Thatcher.

Jimmy Savile en 2008.
(Samir Hussein/Wenn/Sipa)

Jimmy Savile. Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui en Grande-Bretagne, c’est encore à lui qu’il faut revenir. Sa chute (posthume) a été le catalyseur et aussi, en partie, le fil rouge de toutes les affaires qui ressortent aujourd’hui. Jimmy Savile était plus qu’une star de la télévision. Pendant des décennies, il fut l’une des figures les plus aimées du Royaume-Uni. La quintessence de l’excentricité so British. Avec son éternel cigare en bouche, son jogging lamé, ses longs cheveux blonds et ses lunettes rouges, il a animé pendant des années « Top of the Pops », l’émission de hit-parades de la BBC. Son look destroy ne l’empêchait pas de réveillonner avec « Maggie », dont il était un intime. Quand il n’était pas sous les sunlights, il collectait des fonds pour des causes humanitaires. Ce qui lui avait valu d’être décoré par la reine. En 1988, le ministère de la Santé l’avait même désigné comme chef d’un groupe de travail sur la prison-hôpital de Broadmoor.

450 victimes identifiées

Quand il est mort en 2011, à l’âge de 84 ans, tout le pays lui a rendu hommage. Un an plus tard pourtant, un documentaire diffusé sur la chaîne privée ITV (rivale de la BBC) déchirait le voile et laissait entrevoir le vrai visage de « Jimmy ». Celui d’un homme qui avait commis des viols et des abus sexuels à répétition. Aussitôt la police fut submergée d’appels et de témoignages. Aujourd’hui, Scotland Yard a identifié 450 victimes (la première agressée en 1955, la dernière en 2009). Des enfants, filles ou garçons, des groupies qui se bousculaient dans les studios de la BBC, des personnes âgées, des malades, des internés dans des asiles psychiatriques.

Savile profitait de ses activités caritatives pour « chasser » dans les maisons de retraite, les hôpitaux, les foyers pour mineurs, et même les morgues. Cet été, les enquêteurs ont découvert sa passion pour les cadavres, qu’il se targuait d’aller régulièrement « honorer ». Last but not least, Jimmy Savile était lié à Cyril Smith, qui était même venu pousser la chansonnette dans l’un de ses shows télévisés.

Le choc pour les Anglais n’a pas été seulement de découvrir la face hideuse de celui qui agrémentait depuis si longtemps leurs soirées télé, mais aussi d’apprendre que, depuis un demi-siècle, près de 250 plaintes avaient été déposées contre lui, auprès d’une trentaine de services de police à travers le pays, et qu’elles étaient toutes restées lettre morte. Comme pour Cyril Smith. Depuis, la police a essayé de se rattraper. La diffusion du documentaire a provoqué l’ouverture d’une enquête baptisée « Operation Yewtree » (« Opération If », comme l’arbre) sur Savile et sur plusieurs célébrités, toutes septuagénaires, voire octogénaires.

Présentateurs télé, ex-chanteur de rock, gourou de la com…

Plusieurs d’entre elles viennent d’être condamnées : Stuart Hall, présentateur des Jeux sans Frontières britanniques, Gary Glitter, ex-chanteur de rock, Max Clifford, agent des stars (Sinatra, Joe Cocker, Mohamed Ali, Marlon Brando), gourou de la com et informateur de tabloïds, Rolf Harris, chansonnier, présentateur d’émissions pour enfants, artiste-peintre (on lui doit l’un des plus célèbres portraits de la reine, pour qui il avait aussi chanté en solo, à Buckingham Palace). En 1985, le même Harris apparaissait sur une vidéo, dans le cadre d’une campagne contre les abus sexuels, au milieu de bambins qui fredonnaient en choeur :

Mon corps m’appartient de la tête aux orteils, laisse-le tranquille si tu m’entends dire non. »

Il vient d’être condamné à cinq ans et neuf mois de prison pour « attentat à la pudeur » sur quatre jeunes filles – dont la meilleure amie de sa fille alors qu’elle n’avait que 13 ans.

Rolf Harris, vedette de la télé, peintre et chanteur, ici avec la reine d’Angleterre, vient d’être condamné pour « attentat à la pudeur » sur quatre jeunes filles. (Dave Thompson/AP/SIPA) 

Le « réseau Savile » était-il lié au « réseau Smith » ?

D’autres interpellations de personnalités de premier plan » vont suivre, assure l’ex-policier Mark Williams-Thomas.

C’est lui qui est à l’origine du documentaire d’ITV sur l’ancien présentateur de la BBC.

Les temps ont changé, se réjouit l’enquêteur qui a fondé sa propre société et qui suit de très près les affaires en cours. Après avoir préféré regarder ailleurs pendant des décennies – par facilité, ou parce qu’elles étaient directement impliquées -, les autorités ouvrent enfin la boîte de Pandore. Cela touche l’administration, les services sociaux, la police… Et le gouvernement. »

Pour Williams Thomas, il y a clairement un avant et un après-Savile.

« Défaillance totale »

La preuve ? Le Premier ministre David Cameron a promis de « faire toute la lumière » sur les derniers rebondissements liés à l’affaire Cyril Smith. La ministre de l’Intérieur, Theresa May, a diligenté deux enquêtes d’envergure (en plus de la vingtaine d’enquêtes criminelles déjà lancées). L’une doit essayer d’élucider le mystère des documents « perdus » (le rapport Dickens). L’autre, de plus longue haleine, doit se pencher sur le dysfonctionnement endémique de la police et de la justice dans la gestion des affaires de pédocriminalité sur les trente dernières années.

Question la plus angoissante : des foyers censés protéger les enfants vulnérables sont-ils devenus, de façon presque systématique, des viviers de proies faciles pour des « hommes puissants » ? La députée travailliste Yvette Cooper n’hésite pas à dénoncer « une faillite institutionnelle, qui a fait que beaucoup de victimes ont été ignorées ou ont dû souffrir en silence ».

Mi-août, Cliff Richard, 73 ans, surnommé le « Peter Pan de la pop », chrétien fervent anobli par la reine, a été entendu par la police pour une « affaire d’agression sexuelle sur mineur » qui remonterait aux années 1980. Ici en 2012 avec la reine Elizabeth II. (Rex/Sipa)

Pour Peter Wanless, le directeur de la Société nationale de Protection de l’Enfance (NSPCC), « l’ampleur des abus qui se sont faits jour au cours des deux dernières années met en lumière une défaillance totale ». Un enfant sur vingt subit des abus sexuels en Grande-Bretagne, souligne un rapport. Selon Wanless, il faut renforcer d’urgence tous les dispositifs sociaux, policiers ou judiciaires.

Risque d’hystérie collective

C’est d’autant plus nécessaire que les affaires Savile puis Smith ont déclenché une avalanche de plaintes et de témoignages. Réels ou inventés. Ces derniers mois, plusieurs hommes âgés ont été accusés d’abus sexuels, et crucifiés par la presse tabloïd – puis innocentés devant les juges (notamment Dave Lee Travis, DJ vétéran de la BBC, acquitté en février dernier). En 2000, déjà, l’hebdomadaire « News of the World » avait lancé une « campagne antipédophilie » en publiant les registres officiels de délinquants sexuels. Certains d’entre eux, mais aussi plusieurs innocents, avaient failli se faire lyncher.

Aujourd’hui, ceux qui tirent la sonnette d’alarme sur les risques d’hystérie collective sont à peine écoutés, quand ils ne sont pas conspués comme l’avocate Barbara Hewson. Il est vrai qu’elle y est allée assez fort : elle surnomme l’opération Yewtree la « Savile Inquisition », affirme que le pays est en train de céder à la « panique morale » et s’insurge contre la « persécution de vieillards ».

Du passé, toutes ces affaires de pédophilie ? Le souvenir d’une époque où la « libération des moeurs » justifiait toutes les dérives ? A la mi-juillet, un gigantesque coup de filet de l’Agence nationale contre le Crime a permis d’appréhender 660 personnes soupçonnées de pédophilie à travers tout le pays. Parmi elles, six profs, quatre membres du personnel scolaire et autant travaillant dans la police, sans oublier un médecin et un employé des services sociaux !

L’Omerta de Rotherham
« Il est difficile de décrire la nature effroyable des abus dont ces petites victimes ont souffert. » C’est la conclusion du terrible rapport d’une inspectrice des Affaires sociales, Alexis Jay, rendu public le 26 août. Fillettes de 11 ans violées en réunion, adolescents drogués et prostitués, jeune fille aspergée d’essence par ses bourreaux… Selon l’inspectrice, 1.400 mineurs ont été sexuellement abusés et exploités entre 1997 et 2013 à Rotherham, ville du nord-est de l’Angleterre. Pis, ces faits, signalés à trois reprises entre 2002 et 2006, ont été « ignorés » ou minorés par les autorités. Un procès a bien eu lieu en 2010 (quatre hommes condamnés pour des abus sur trois mineures). Mais l’affaire a été largement sous-estimée. Selon l’inspectrice, les victimes – dont beaucoup étaient connues des services de protection de l’enfance – étaient « envoyées pour être exploitées dans d’autres villes du nord de l’Angleterre, enlevées, battues et intimidées ». Elles ont été « violées par de nombreux hommes » pour la plupart d’origine pakistanaise. Mais « la police n’a pas traité leur abus comme un crime ». Dans deux cas, les policiers ont même rappelé à l’ordre des pères qui essayaient d’extraire leurs filles des griffes de leurs prédateurs. Les services sociaux, quant à eux, ont été « réticents à identifier les origines ethniques des coupables par crainte d’être traités de racistes ». Dans son rapport, Alexis Jay dénonce aussi les échecs collectifs « flagrants » des élus locaux qui n’ont pas voulu se mettre à dos la communauté pakistanaise.

Marie-Hélène Martin

Source: http://tempsreel.nouvelobs.com/l-enquete-de-l-obs/20140904.OBS8237/stars-de-la-tele-ex-depute-l-angleterre-face-a-ses-pedophiles-vip.html

Trouvé sur: http://www.lelibrepenseur.org/2014/09/10/stars-de-la-tele-ex-depute-langleterre-face-a-ses-pedophiles-vip/

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