Cromer est un village côtier du Norfolk, dans le nord-est de l’Angleterre, qui s’enorgueillit d’un ponton de style victorien comme toute station balnéaire qui se respecte au Royaume-Uni. Les Webster sont une famille de la classe ouvrière, à qui il est arrivé une histoire extraordinaire dans le pire sens du terme. Selon la formule consacrée, ils vivaient heureux avec leurs trois enfants, jusqu’à ce que leur vie bascule.
En 2003, le petit garçon de 2 ans du couple Webster tombe malade. Au lendemain d’une nuit agitée, sa mère constate qu’une de ses jambes est rouge et enflée. Inquiète, elle le conduit à l’hôpital où les radios révèlent 6 fractures : au thorax, aux bras et aux jambes. Rapport médical en main, les services sociaux soupçonnent aussitôt les parents. Leurs trois enfants leur seront retirés (l’un pour maltraitance, les deux autres par mesure de précaution) et confiés à des familles d’accueil. Pour les Webster, la situation est cauchemardesque et ils sont totalement démunis.
En France, même coupables de maltraitance, les parents conservent leur lien de filiation. Ce n’est pas le cas en Grande-Bretagne. Les Webster vont être déchus de leurs droits parentaux et la justice ira jusqu’à leur interdire de prononcer le nom de leurs enfants en public – ils doivent utiliser des initiales pour les nommer. « A est notre fille aînée. B, notre deuxième enfant, et C, notre bébé », dit la mère en désignant leurs photos (visages évidemment floutés). L’aînée avait 3 ans et le plus jeune, trois mois, quand ses enfants lui ont été arrachés. La dernière fois que les Webster ont eu de leurs nouvelles, c’était par le biais d’une vidéo tournée par les services sociaux dans les familles d’accueil… une vidéo destinée aux candidats à l’adoption ! Car A, B et C ont été adoptés sans le consentement de leurs parents biologiques, ce qui est une chose absolument légale en Grande-Bretagne.
Trois ans après ce choc dévastateur, Mme Webster a accouché d’un petit garçon. Elle et son mari ont dû accepter de vivre pendant cinq mois dans un appartement truffé de micros avec le nouveau-né. S’ils n’avaient pas réussi ce test d’évaluation orwellien, cet enfant leur aurait été retiré comme les précédents. En fin de compte, après neuf ans de procédure, la justice a innocenté les Webster. Les fractures de leur fils étaient dues à une forme rare de scorbut, non à des mauvais traitements. Mais le couple n’a pas récupéré ses enfants, car l’adoption est irrévocable en Grande-Bretagne. Les familles victimes de telles injustices – plusieurs centaines chaque année – ont interdiction d’en faire état dans les médias. On ne leur reconnaît qu’un seul droit : celui de se taire.
Retraits abusifs, placements désastreux, procédure judiciaire inéquitable : la protection de l’enfance connaît au Royaume-Uni de nombreuses dérives, et les droits de l’homme, au pays de l’habeas corpus, sont malmenés. Isabelle Cottenceau a enquêté sur ces drames bouleversants dont nous ne percevons en France que l’écho assourdi, mais qui alimentent la polémique outre-Manche depuis des années.
En 2007, dans la banlieue nord de Londres, un enfant est mort dans un berceau maculé de sang. Le petit cadavre, âgé de 17 mois, présentait plusieurs fractures et avait subi plus de 50 blessures. Le martyre de « Baby P » indigna l’Angleterre car les services sociaux, malgré une surveillance poussée, ne s’étaient aperçus de rien. Ce fait-divers, qui s’ajoutait à d’autres affaires du même genre, entraîna la réorganisation des services sociaux et une forte hausse du nombre des retraits d’enfants. La consigne devint : mieux vaut surprotéger l’enfant (et commettre une erreur dévastatrice) que de risquer un nouveau scandale faisant la une des tabloïds. Il existait jusque-là trois motifs justifiant le retrait d’un enfant : la violence physique, la violence sexuelle et le manque de soins. Le législateur en a ajouté un quatrième : l’abus émotionnel. Terme qui englobe tout comportement susceptible de gêner le développement cognitif, émotionnel, social de l’enfant, de la brimade au harcèlement en passant par la raillerie, l’intimidation, voire l’influence néfaste d’une mère traversant une période dépressive. On voit qu’une telle définition balaye large, d’autant qu’elle concerne autant les actes commis que les agissements potentiels.
Le résultat est que le nombre de cas d’abus émotionnels a explosé, faisant la fortune des avocats spécialisés dans la défense des parents, tandis que l’Etat, de son côté, simplifie la procédure d’adoption pour « délester » les services sociaux des 65 000 enfants à sa charge. Ballotés de famille d’accueil en famille d’accueil, ils sont nombreux en Angleterre qui attendent la majorité pour retrouver leurs parents… Si toutes les traces de leur existence n’ont pas été effacées.
Eric de Saint-Angel