A 16 heures, Chérif est arrivé, sous escorte policière, menotté et le visage dissimulé.
Le jeune homme, visiblement éprouvé, a tenu un discours très émouvant, qui a marqué le public par sa sincérité.
Nous tentons de retranscrire ici son témoignage.
« Je veux dire ma difficulté de parler à cause des médicaments, du stress, des souvenirs, certains lointains, d’autres proches.
Ma mère s’est mariée avec un homme : je voulais un père, je n’en ai pas eu.
Les faits ont commencé quand j’avais 5 ans. Je rêvais comme un enfant, mais on me montrait des cassettes porno, et je ne savais pas que c’était mal.
J’ai vu défiler des personnes chez moi. Avec l’alcool, mon beau-père s’en prenait à moi à coup de ceinture, à cause de ma couleur. J’étais exclu de la fratrie ».
Chérif est en effet le deuxième enfant de Myriam Badaoui, issu de sa première union en Algérie. Son beau-père, Thierry Delay, a exigé qu’il soit rebaptisé en Kévin, car il ne supportait pas le prénom, trop orientalisé, de Chérif.
Chérif évoque ensuite, avec, cette fois, des mots d’adulte, les viols systématiques qu’il subissait de la part de son beau-père comme de sa mère. Puis il décrit d’autres pratiques sordides, impliquant des amis des parents Delay, des voisins, des connaissances.
« Cette personne je la reconnais », dit Chérif en parlant du prévenu.
« Je suis tombé dans la délinquance, la drogue, explique-t-il. Aujourd’hui ce n’est plus la même ambiance comme dans mes souvenirs. Là j’ai droit à la parole, je vous en remercie car ça me fait du bien (…)
Mais aujourd’hui je ne me souviens pas bien de tout, ce qui ne veut pas dire que ça n’a pas eu lieu » avant d’évoquer le souvenir plus précis dans son esprit d’Aurore, une autre petite victime.
« Je me souviens de Daniel Legrand en tant que victime, comme nous, de mon beau-père, et d’autres. (Chérif cite le nom des adultes). Le père de Daniel Legrand était là.
« Je le sais parce qu’il l’appelait papa (…) Je ne suis pas sûr que le père participait, mais il regardait ».
Pour Chérif, Daniel Legrand est à la fois « une victime et un agresseur ».
« Je me souviens d’une scène où j’étais attaché à une chaise ». Chérif évoque une « partouze » impliquant des enfants et des adultes, notamment Daniel Legrand père et fils.
« Ma mère est venue pour regarder et a fermé la porte ».
« Pourquoi ne pas l’avoir dit lors des procès de 2001 et 2005 ? » demande le président.
« À Saint Omer on m’a demandé de regarder les accusés mais j’étais déstabilisé par l’environnement. J’en ai reconnu certains mais je n’ai pas le souvenir de Daniel Legrand, ni père ni fils.
À Paris on m’a encore demandé de les regarder mais j’ai refusé de le faire. J’ai regardé les photos, je ne me souviens pas si, à cette époque, j’ai reconnu Daniel Legrand (…)
Le président lui demande comment il a vécu après ces procès.
« J’étais dans un esprit de déni, je refusais d’admettre qu’il s’était passé quelque chose bien que quatre ont été condamnés.
Aujourd’hui, c’est un devoir d’en parler. J’en ai ras le bol, je n’en peux plus, je suis fatigué d’être diffamé, traité de menteur sans pouvoir expliquer ».
« J’ai fini SDF le jour de mes 18 ans. J’ai commencé à boire, à fumer, à provoquer la police. J’ai été incarcéré 7 mois et je suis parti en Afrique pendant 3 ans.
Dans ce pays (la France) on me traite de menteur, même les victimes ! Je suis allé jusqu’à vouloir me venger, mais je ne le ferai pas : j’ai décidé d’accepter les soins car je n’arrive pas à tourner la page. Je ne comprends pas comment on a pu juger cette affaire ainsi !
Aujourd’hui je suis encore en prison, j’ai des hauts et des bas. J’ai été violent avec ma compagne. J’ai l’impression de reproduire certaines choses de mon passé. Mais j’ai un projet d’album, j’écris un livre, j’espère tourner la page.
Aujourd’hui si je suis debout ? Non ! (Chérif pleure). Il y a tant de choses que je veux exprimer mais je ne peux pas, je vis une injustice. Les gens qui ont abusé de moi m’ont marqués à vie, je n’oublie pas ! »
Aux questions du président pour situer les faits dans le temps, Chérif arrive à les associer à la coupe de Monde de football en 1998.
Placé en famille d’accueil quelques années avant ses frères, Chérif se souvient que les sévices, envers les petites victimes, s’amplifiaient au fur et à mesure de ses visites dans sa famille.
Le président revient sur une déposition, faite en 2012, où Chérif s’est accusé du meurtre, sous la contrainte de son père et d’autres adultes, de la petite Juliette. Plainte pour laquelle il voulait ensuite se rétracter. Chérif explique qu’à cette époque, sous médicaments, «il pouvait voir cette enfant devant ses yeux ». Une époque où il a dû faire un séjour en hôpital psychiatrique.
« J’ai vu plusieurs fois Daniel Legrand fils victime, et une fois auteur (…)
Oui, ce visage-là m’est familier ! », s’exclame-t-il en se tournant vers le prévenu.
Concernant des souvenirs précis, « c’est vague. Je vous en demande pardon », s’excuse Chérif.
« Comment je suis certain pour Daniel Legrand ? On s’en souvient toute sa vie. Ça fait 10 ans que j’attends ce jour pour parler de ce que j’ai vécu, je ne le souhaite à personne. Pourquoi j’accuserais quelqu’un qui ne m’a rien fait ?
Je connais l’incarcération, c’est ma maison. Là où je me sens le mieux. C’est l’enfer mais c’est chez moi. Je n’enverrais pas quelqu’un en prison pour rien car c’est horrible ! »
Son avocat, M° Lef Forster, a ensuite pris la parole. Il a rappelé la douleur, pour Chérif, de s’exprimer alors qu’il est sous médicaments, et après une si longue attente.
Les avocats de la défense ont ensuite interrogé Chérif, qui est resté sur sa position.
Après la suspension d’audience, ses frères et ses amis, tous impressionnés par la sincérité de son témoignage, sont venus le saluer dans la salle.
Chérif est reparti plus serein, sans menotte et sans cacher son visage.
« C’est le cri de la dignité dans la souffrance », a témoigné son avocat, qui compare l’intervention de Chérif au tableau d’Edgard Munch, Le Cri.
Isa T.