Chaque année, plus de 50 000 enfants se volatilisent en Inde. Dans un commissariat de Mumbai, la disparition de la petite Pooja continue à susciter l’émoi
Dans le voile de la mousson, la nuit est tombée sur Mumbai. Depuis son balcon, un vieil homme immobile contemple la ville immense et anonyme. Cet ancien sous-inspecteur de police qui a pris sa retraite cette année n’a à l’évidence jamais accepté de pots-de-vin: il vit dans les logements alloués aux fonctionnaires, bâtiments vétustes aux crépis humides. Humble et discret, Rajendra Dhondu Bhosale ne voulait pas nous rencontrer. Mais ce soir-là, l’ancien inspecteur est surpris dans sa solitude et l’évocation du dossier n° 46/13 ne peut le laisser indifférent. Son visage s’anime. Il ouvre son carnet d’enquêteur, noirci d’une belle écriture. Il connaît tous les détails de l’affaire. Et en particulier le visage d’ange de la fillette de 7 ans, Pooja Gaud, photographiée dans son uniforme d’écolière, celui qu’elle portait le matin de sa disparition, le 22 janvier 2013. Sur les 166 affaires que l’inspecteur Bhosale a traitées en trois ans à la tête du Bureau des personnes disparues au commissariat du quartier d’Andheri, c’est la seule qu’il n’a pas réussi à dénouer. «J’ai tout essayé, explique-t-il. J’ai activé mon réseau local d’indics, j’ai interrogé les proches, j’ai visité les centres pour enfants abandonnés, et j’ai vérifié les cadavres non identifiés à la morgue.»
L’histoire de Pooja se perd dans le gouffre monstrueux des disparitions de mineurs en Inde. Le nombre d’enfants volatilisés est d’une ampleur à peine croyable: entre 50 000 et 100 000 par an, selon des statistiques incomplètes. Les juges de la Cour suprême de l’Inde ont mis en garde le gouvernement face à ce phénomène croissant: «Personne ne semble s’en inquiéter», alertaient-ils il y a deux ans. La situation ne s’améliore pas, avec 45% des disparitions qui restent irrésolues. Le Maharashtra détient le record et Mumbai est la pire des villes à cet égard. Comme Pooja, 679 enfants n’ont pas été retrouvés sur les 4954 qui ont disparu à Mumbai entre 2011 et 2013.
Pourtant, les autorités tentent de réagir. Un site internet participatif, «Khoya Paya» («Perdu Trouvé»), vient d’être mis en place. A Mumbai, la police a installé des équipes dans chaque commissariat et promet d’enregistrer toutes les plaintes portant sur les disparitions, alors que les groupes de protection de l’enfance dénoncent une absence de réactivité. Les pauvres n’ont souvent pas les moyens de maintenir la pression sur les enquêtes policières.
En 2007, l’Inde a ainsi découvert la «Maison des horreurs», à Nithari, en banlieue de Delhi, où un homme et son domestique avaient enfoui les restes de 16 enfants disparus que leurs parents pauvres avaient en vain tenté de signaler à la police. «Le problème des disparitions est très grave», résume Dhanaji Nalawade, inspecteur principal du commissariat de Dadabhai Naoroji Nagar, à Andheri à Mumbai. C’est ici que la disparition de Pooja a été enregistrée. «Nous redoublons d’efforts en répertoriant, par exemple, les identités des mendiants mineurs ou des enfants des rues.»
Non loin, sur un mur du bidonville de Gilbert Hill où vit la famille de Pooja, le dernier poster arborant le signalement de la fillette disparaît sous la pluie. Les voisins de Santosh Mahadev Gaud, le père de Pooja, s’étaient cotisés pour payer ces affiches; le père, avec son métier de vendeur de cacahuètes grillées, ne pouvait subvenir à la dépense. Ce dernier continue à recevoir la visite de l’ex-inspecteur Bhosale, qui vient parfois partager un thé avec lui. Dans un sac, il a conservé des souvenirs de sa fille. Il ne peut retenir ses larmes en retraçant les faits: «Pooja a été vue pour la dernière fois devant son école de Cama Road, à Andheri. Sur le chemin, elle s’était disputée avec son frère Rohit. Leur grand-père leur avait donné un billet de dix roupies et Pooja réclamait sa part. Rohit a promis de faire la monnaie plus tard et est entré en classe, laissant sa sœur en colère à l’entrée de l’école. On n’a jamais revu Pooja.»
«Nous n’avons aucune piste concrète», résume l’inspecteur Bhosale. C’est Smita Nair, une journaliste spécialisée dans les meurtres et faits divers pour The Indian Express, qui a été intriguée par l’affaire et par ce policier besogneux. «Il a accepté que je publie son témoignage dans mon journal le jour où il est parti à la retraite, pensant que c’était la dernière chance pour retrouver Pooja, commente-t-elle. Mais l’inspecteur a exploré toutes les options. Seules ses recherches au sein du marché de la prostitution ont été limitées, car ce réseau est très puissant et secret.»
D’après la police, les enfants kidnappés sont poussés vers la prostitution, la mendicité, le travail forcé, et de rares cas concernent des demandes de rançons. Kailash Satyarthi, Prix Nobel de la paix et défenseur des droits des enfants, estime que «les trafiquants d’enfants ont une longueur d’avance sur la police. Nos analyses montrent qu’il y a une augmentation de la demande pour les fillettes kidnappées.» Les médias indiens avancent qu’il y aurait 815 gangs en activité comprenant 5000 membres.
«Dans la majorité des disparitions, il s’agit de fugues», souligne l’inspecteur Bhosale. Les ONG qui travaillent avec les enfants des rues identifient souvent les fugueurs dans les grandes gares, où les enfants errent après avoir tenté d’échapper à la violence de leur quotidien familial. Le remplaçant de l’inspecteur à la retraite, Arun Karat, acquiesce: «J’observe de nombreux cas de disputes familiales poussant les mineurs à quitter leur foyer. Des adolescentes s’enfuient aussi régulièrement avec leurs amants.»
A Andheri, le «cas Pooja» symbolise toute la détresse face à la situation. Le dossier n’est pas refermé. La journaliste Smita Nair continue à appeler chaque mois le commissariat pour savoir si Pooja a été retrouvée. L’ex-inspecteur Bhosale, lui aussi, conserve la photo de la fillette dans son portefeuille. «Il y a des enfants disparus en 2008 qu’on a retrouvés en 2014», assure-t-il. Et le père, quant à lui, garde espoir: «Quelqu’un a peut être pris soin d’elle, quelque part.»