L'Express Les archives explosives du préfet Prouteau

C’est un box anonyme de la banlieue parisienne, comme il en existe des milliers. Mais celui-ci abritait, dans quelques cantines métalliques bourrées de dossiers, la part la plus secrète de la présidence de François Mitterrand. L’ancien responsable de la célèbre cellule de l’Elysée, Christian Prouteau, y avait entreposé toutes ses archives, en 1995, au départ du président. Un trésor débusqué le 19 février dernier par le contre-espionnage français (DST) et qu’il a partagé, non sans réticences, avec pas moins de trois juges d’instruction.

Ce jour-là, au petit matin, le procureur de Versailles, alerté par la DST, avait confié en urgence une information judiciaire au juge Jean-Marie Charpier pour « vol et recel de documents classés ?secret défense? ». Escorté par deux hauts fonctionnaires du contre-espionnage, le magistrat s’est aussitôt rendu à l’intersection des rues Marie-Hillion et Marcel-Jeantet, à Plaisir, dans les Yvelines. Là, après avoir forcé la porte métallique du box de Christian Prouteau, ils découvrent un véritable capharnaüm: à droite, une quarantaine de cartons de livres et de souvenirs entassés et les pièces d’un moteur de R 25; à gauche, 12 cantines de dossiers sur les Jeux olympiques d’Albertville, en Savoie (dont Prouteau avait assuré la sécurité), et enfin, bien protégées tout au fond, 8 cantines numérotées renfermant les archives de l’Elysée. Ce sont ces dernières qui intéressent évidemment les policiers de la DST et le juge Charpier. A l’intérieur, des dizaines de dossiers aux noms soigneusement étiquetés: Ouvéa, Otages du Liban, Greenpeace, Irlandais de Vincennes, Tchad, Corse, Paraguay, Uruguay, Luchaire, Affaire du Coral, etc. Le tout recensé dans un listing explosif.

L’une des cantines contient également des « registres concernant des écoutes téléphoniques du GIC » – les fameuses écoutes de l’Elysée. Du coup, le juge Charpier appelle immédiatement sur son portable son collègue parisien Jean-Paul Valat, qui instruit cette affaire et qui a déjà mis en examen, notamment Gilles Ménage, ancien directeur du cabinet de François Mitterrand, et Christian Prouteau lui-même. Arrivé sur les lieux à 11 h 15, le magistrat va se heurter à la « gourmandise » de la DST: celle-ci estime que toutes les notes frappées du sceau « secret défense » lui reviennent, y compris le registre manuscrit dans lequel le préfet Prouteau avait consigné toutes ses demandes d’écoutes téléphoniques avec les noms et les dates. Mais le juge Valat parvient tout de même à récupérer 5 cantines et 2 cartons « contenant divers documents et objets ». Le juge Charpier et son collègue versaillais Yves Madre, chargé de l’affaire des Irlandais de Vincennes, se partagent le reste du butin.
Le contenu de ces dossiers est édifiant – et parfois même inquiétant. On y découvre, au jour le jour, le goût personnel, voire maniaque, de François Mitterrand pour le renseignement policier et les « coups tordus » à travers une série de notes adressées au président par Christian Prouteau. Des mentions manuscrites « Vu » attestent que François Mitterrand a bien lu cette série de rapports.

L’obsession de la vie privée
Ainsi, une note du 6 novembre 1985, portant le n° 165/2 et signée Christian Prouteau, à l’attention de François Mitterrand, propose un certain nombre de mesures en prévision de la cohabitation de 1986, concernant en particulier la vie privée du président: « Le problème de votre sécurité au sens large, après les élections de mars 1986, me conduit, pour être le plus efficace possible, à envisager les conditions les plus dures pour être certain de pouvoir assurer ma mission au mieux. Il apparaît alors indispensable d’avoir vis-à-vis de certains ministères une autonomie de fonctionnement. Il s’agit en fait pour moi de vous garantir une discrétion totale de vos déplacements, surtout dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler le ?privé? et de vos entretiens (téléphoniques ou autres). […] Concernant vos déplacements sur Paris et les problèmes d’ordre public qui pourraient être utilisés par le ministère de l’Intérieur comme un moyen de pression politique, le poste de préfet de police est un poste stratégique important. » Aussi Christian Prouteau propose-t-il de maintenir à son poste le préfet Guy Fougier, dont le « soutien [lui] paraît acquis ». « Enfin se pose à nouveau le problème des écoutes tel que M. Ménage vous l’a exposé. Il peut se résumer en deux difficultés: les réticences du cabinet du Premier ministre en matière de construction [terme administratif pour écoutes téléphoniques], et la non-application de nouvelles mesures que M. Ménage vous avait proposées. […] Ainsi, en moins de deux mois, nous sommes passés de l’exploitation de 20 lignes à 11 lignes, réduisant d’autant nos moyens de vous renseigner. »

La protection de la vie privée de François Mitterrand et de sa fille Mazarine demeurera l’une des grandes obsessions de la cellule. Elle conduira ses responsables à s’occuper particulièrement de l’écrivain Jean-Edern Hallier, qui menace de révéler l’existence de la jeune fille. Dans une note à l’attention de M. le président de la République, le 2 mars 1984 Christian Prouteau n’hésite pas à écrire: « Objet: affaire Edern Hallier. Par les moyens techniques dont nous disposons, nous avons appris hier qu’Edern Hallier devait être l’un des invités surprises d’une émission appelée Aujourd’hui la vie, qui devait être diffusée aujourd’hui en direct à 13 h 50. J’ai donc averti immédiatement M. Colliard [collaborateur de François Mitterrand], qui a pris les dispositions qui s’imposaient, et l’émission a été annulée. »

François Mitterrand s’intéressait d’ailleurs au jour le jour aux agissements de Jean-Edern Hallier, ainsi qu’en témoigne une autre note que lui a adressée Christian Prouteau, le 29 février 1984: « Comme vous me l’avez demandé, lors de notre dernier entretien, voici la liste complémentaire des personnes avec lesquelles il est entré en contact. Si vous souhaitez quelques précisions les concernant, cochez les noms qui vous intéressent sur la liste, s’il vous plaît. Le chef d’escadron Prouteau. »

François Mitterrand suit également de près les activités de l’avocat Jacques Vergès, défenseur attitré de l’extrême gauche et de certains terroristes. Une attention soutenue pourtant contraire aux droits de la défense: « Septembre 1982. Conformément à vos instructions, j’ai fait effectuer les recherches destinées à vérifier les informations qui vous avaient été données sur l’avocat. Les marchés traités le sont effectivement par ce monsieur, et, comme vous le supposiez, le règlement doit se faire incessamment. Je précise effectivement: nous restons en contact sur cette affaire et, si elle doit se dérouler comme prévu, il y a de fortes chances pour que nous puissions aboutir. Sauf instructions nouvelles de votre part, nous poursuivons donc cette affaire jusqu’au bout. Le chef d’escadron Prouteau. »

L’un des plus célèbres clients de Me Vergès, le terroriste Carlos, était dans le collimateur de la cellule, qui aurait bien aimé s’en « occuper personnellement ». Elle avait d’ailleurs reçu des ordres très précis du président à ce sujet, comme l’indique Christian Prouteau dans une note du 11 janvier 1983: « Il est sûr que dans votre esprit, compte tenu du danger représenté par Carlos, il était important, dès qu’il aurait été repéré, de faire le nécessaire pour qu’il ne puisse plus nuire. C’est ce que j’avais compris dans l’entretien que j’avais eu avec M. Defferre. »

Déstabiliser des adversaires
D’autres notes évoquent pêle-mêle la sécurité de MM. Debray et Jospin, menacés par des terroristes allemands, l’affaire Greenpeace, le dossier Carrefour du développement ou des nominations sensibles, comme celle du futur patron de la gendarmerie. Enfin, le 6 mars 1986, le chef de la cellule livre à François Mitterrand un avis de connaisseur: « Conseil sur le téléphone. Après le 16 mars, dans l’hypothèse d’un changement de majorité et de la désignation d’un ministre de l’Intérieur qui ne nous serait pas favorable, il sera important de se méfier de l’utilisation du téléphone du réseau interministériel. En effet, le central de ce réseau se trouve au ministère de l’Intérieur, et il est extrêmement facile, sans que personne s’en rende compte ni puisse le déceler, d’effectuer à partir du répartiteur des branchements. »

Outre les notes présidentielles, les cantines de Christian Prouteau débordent de curiosités en tout genre. On y trouve, par exemple, une surprenante note politique concernant un « jeune énarque de 35 ans » qui monte. Dans le « discrédit général » dont souffre la classe politique, poursuivent les « analystes » de la cellule, ce jeune inconnu nommé Philippe de Villiers émerge; la radio libre qu’il a créée en Vendée (Alouette FM) talonne de près France-Inter, continue la note, avant de proposer un contact entre Villiers et la présidence.

La politique intérieure ne semble d’ailleurs pas étrangère aux préoccupations des hommes du président: Prouteau a gardé dans ses archives une très longue note non signée qui propose sans ambages de déstabiliser certains adversaires politiques grâce à des « écoutes », à des enquêtes sur la « vie privée des candidats », à des « troubles à des réunions politiques », etc. On ne sait quelle suite lui a été réservée.

Plus anecdotiquement, Christian Prouteau et la cellule semblent rendre toutes sortes de services: les cantines retrouvées à Plaisir renferment de nombreuses « demandes d’intervention », allant des contraventions à faire sauter aux propositions de Légion d’honneur, en passant par l’organisation d’une rencontre entre le PDG d’IBM France et André Rousselet, ancien directeur du cabinet de François Mitterrand. C’est d’ailleurs IBM France qui a mis en place le système informatique de la cellule.

De nombreuses notes concernent la célèbre affaire des Irlandais de Vincennes. L’arrestation en fanfare, en 1982, de ces militants de l’IRA donne lieu à un feuilleton politico-judiciaire dans lequel les hommes de l’Elysée sont accusés d’avoir monté un coup. Christian Prouteau souhaite donc que son informateur, Bernard Jégat, ne révèle pas les dessous du dossier à la justice. Pour cela, il va le « bichonner ». Le chef de la cellule multiplie les notes à ce sujet: le 9 juillet 1984, il propose que la compagne de Jégat, qui travaille à la SFP, bénéficie d’une promotion; le lendemain, une nouvelle note à Gilles Ménage, titrée « Aide à apporter à un informateur important », débute par ces mots: « Sur un sujet que connaît très bien M. Régis Debray, il était convenu d’aider l’un de nos informateurs, que nous appellerons M. X. […] Il est urgent de lui trouver une nouvelle résidence », car il a été effrayé de découvrir des graffiti dans sa cage d’escalier. Justement, la cellule s’est renseignée: grâce au 1% patronal, la SFP dispose d’un parc immobilier et, après vérification, il reste des appartements libres. Les hommes du président vont jusqu’à demander pour Jégat un port d’armes qui lui a pourtant été refusé par la préfecture de police en raison de ses liens avec des « terroristes » irlandais. Pourquoi tant de sollicitude? La conclusion de la note est sans ambiguïté: « Il faut éviter que Jégat ne se présente d’initiative devant le juge Verleene afin de prouver son bon droit. » On peut difficilement proposer plus clairement de court-circuiter la justice…

Les notes retrouvées dans le box de Christian Prouteau prouvent que, dans cette affaire, l’Elysée n’a pas hésité non plus à enquêter sur quatre journalistes (du Canard enchaîné, du Monde, de Libération et du Quotidien de Paris). Un véritable fichage politique les présente comme de dangereux gauchistes en relation avec le groupe anarchiste Bakounine-Gdansk. Ainsi qu’on l’a vu, les avocats ne sont pas épargnés, eux non plus: une note n° 104/2 du 2 juin 1983 précise que « Me Antoine Comte joue, au milieu de ce marécage, un rôle très louche en sa qualité de défenseur des membres d’Action directe ». Un autre rapport (n° 142-2), qui ne peut se fonder que sur des filatures ou des écoutes, retrace même un dîner auquel a assisté l’avocat avec les épouses de plusieurs magistrats.

L’examen des archives de l’ancien chef de la cellule apporte surtout des éléments nouveaux dans l’affaire des écoutes de l’Elysée. Jusqu’à aujourd’hui, on pensait que ces écoutes – dont certaines transcriptions ont été retrouvées dans le box – s’arrêtaient brutalement en mars 1986, avec l’arrivée de Jacques Chirac à Matignon. On sait qu’au moins en une occasion la cellule a ensuite sous-traité avec des sociétés privées pour poser des écoutes sauvages: en décembre 1987, d’anciens gendarmes, dont un certain Robert Montoya, sont arrêtés alors qu’ils posent une bretelle sur la ligne d’un huissier de l’Elysée soupçonné d’avoir organisé des fuites. L’enquête n’avait pu établir formellement la responsabilité de la cellule dans cette affaire des « plombiers de l’Elysée ». Pourtant, la saisie, dans le box de Plaisir, des agendas de Christian Prouteau prouve que, à la même période, le conseiller de François Mitterrand est en contact permanent avec Robert Montoya: 18 rendez-vous mentionnés pour la seule année 1987. Certaines annotations sont quasi transparentes: ainsi, à la date du 30 septembre 1986, on peut lire: « Montoya. Scanner [instrument servant à intercepter les téléphones de voiture] »; le 13 mai 1987 figure la mention: « Dewavrin. Sur liste objectif Montoya » (Dewavrin étant le PDG des établissements Luchaire, soupçonnés d’avoir vendu illégalement des obus à l’Iran).

De toute évidence, la cellule de l’Elysée s’intéresse de très près au matériel permettant d’effectuer ou de détecter des écoutes sauvages, comme en témoigne un devis du 2 avril 1984 de la société Protexarms. Une lettre du 24 juin 1985, de Christian Prouteau au patron de la société spécialisée Gérand SA, est sans ambiguïté: « Pouvez-vous me porter pour un essai la mallette HK MP5 pour une période d’un mois? A l’issue de ces essais, si ce type d’équipement nous convient, il est possible que nous en équipions certaines unités. » Le même jour, l’Elysée commande les « équipements de discrétion téléphoniques suivants: Scrambler n° 3100/6 et Scrambler n° 3200/6. »

Ce sont peut-être les éventuelles révélations sur cette période « chaude » de la première cohabitation qui expliquent l’empressement du ministère de l’Intérieur autour des archives de Christian Prouteau. La DST n’est pas tombée par hasard sur la piste du box de Plaisir. Cela fait sans doute plusieurs mois qu’elle enquête sur les anciens de la cellule, leur reconversion en Afrique de même que sur certaines fuites dans le dossier des écoutes de l’Elysée. C’est ainsi que le contre-espionnage serait remonté jusqu’aux fameuses cantines.

Quelques jours avant cette perquisition du 19 février dernier, Christian Prouteau, accompagné de deux amis, s’était rendu rue de Charonne, à Paris, chez Yvon Gaguèche, éditeur d’un ouvrage sur le GIGN. Il y avait récupéré quelques dizaines d’exemplaires du livre pour l’Association des anciens du GIGN – avant de les déposer à Plaisir. Quelques jours plus tard avait lieu la perquisition…

Le 27 février, une lettre anonyme tapée à la machine est parvenue au juge Valat: elle lui suggère d’aller faire un petit tour rue de Charonne dans le parking de l’éditeur Yvon Gaguèche. Le jour même, le magistrat s’y rend, très discrètement: au milieu de pièces détachées de Jaguar et de Triumph, il saisit une épée de cérémonie sur la lame de laquelle est gravée la mention « A monsieur le préfet Prouteau ». Il s’agit d’un cadeau de l’éditeur à son ami préfet. Mais pas d’archives secrètes…

Le juge Valat entre alors en contact avec sa collègue Eva Joly. Curieusement, au même moment, en effet, une autre missive anonyme, adressée cette fois-ci à cette dernière, lui conseille d’aller visiter le château de Gilles Ménage, dans le Sud-Ouest. La lettre, très détaillée, promet des révélations sur l’affaire Elf. La juge n’aurait qu’à saisir des documents cachés derrière des boiseries de la propriété. Mais, là encore, la magistrate repartira les mains vides. Autant d’épisodes qui montrent la volonté de certains de voir la justice s’intéresser de près aux agissements de la cellule. Les cantines de Christian Prouteau livrent déjà leurs premiers secrets. D’autres pourraient suivre bientôt.

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