Technikart n°40 Voyage au bout de l’enfer

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Le 27 mars sur France 3, le documentaire «Paroles d’enfants» mettait à jour l’horreur humaine: des viols, des tortures et des meurtres d’enfants par des réseaux pédophiles français. Devant l’innommable, l’ensemble des médias n’a pratiquement pas bougé. Pourquoi ?
Contre-enquête.

Tout a commencé à l’occasion d’une banale soirée télé : le 27 mars dernier, aux alentours de 23h00, confortablement allongé sur un canapé-lit dans la banlieue de Toulouse, je quitte France 2 sans raison particulière pour rejoindre France 3. Là, à l’écran, de drôles d’images captent immédiatement l’attention : une enfant, filmée de dos et la tête enfouie sous un grand bonnet noir, réalise au feutre des dessins sanguinolents d’une puissance inquiétante. Sur le papier, des gens se font distinctement torturer par d’étranges personnages habillés de grandes tuniques. On croirait des esquisses de gamins traumatisés par la guerre. A cette différence près que celle qui dessine n’est pas tchétchène ou bosniaque, mais française. Devant nos yeux incrédules, la jeune fille évoque les violences que lui faisait subir son père : « Y avait un endroit, à Paris, dont c’était lui le chef et il disait qu’il était un grand mage et qu’il s’appelait Boucnobour. Dans cet endroit, ils avaient de grandes robes blanches avec des bords dorés… Puis ils faisaient des prières, ils violaient des enfants, ils leur faisaient peur. Et puis y avait plusieurs autres gens aussi qui nous violaient. Ils nous endormaient avec des espèces de bouillies, puis ils nous attachaient aussi sur des tables et puis ils nous frappaient et ils nous mettaient des aiguilles auprès des yeux pour nous faire croire qu’ils voulaient nous crever les yeux. »

> Messes noires
A peine le temps de se demander si c’est une blague ou une hallucination, que l’on se retrouve devant les images d’un autre enfant qui sanglote en racontant la même histoire. Le récit de ces frère et sœur est si insoutenable que certains téléspectateurs éteindront leur poste. D’autres iront vomir. En plus des viols, Pierre et Marie (1) expliquent que leur père les contraignait à assister à des décapitations. Avec un trouble manifeste, ils évoquent des « têtes d’enfants brûlant au bout de piques », des « boyaux » sur des tables et des « mains découpées » conservées dans des « bocaux ». Pour parachever cet atroce récit, ils dessinent un plan minutieux de l’endroit où avait lieu ces étranges messes noires : une résidence luxueuse en région parisienne avec un jardin et des sous-sols labyrinthiques. Pierre et Marie ont-ils trop lu Tintin et le Lotus bleu, comme le laisse entendre leur supposé bourreau ? Tous les experts (médecins, psychiatres, sociologues) qui interviennent dans le documentaire affirment que non : l’histoire que racontent ces enfants avec un luxe de détails est tout à fait crédible. De plus, certains faits curieux viennent accréditer leurs dires, comme ces écoutes téléphoniques réalisées par la police et que la journaliste a réussi à se procurer. On y entend leur père dialoguer avec une amie. L’amie : « Je sais pas si tu es au courant, il y a des sectes très connues qui préconisent justement des choses où les limites deviennent un peu plus floues au niveau de ce qu’il est possible de faire avec son enfant. » Le père : « Ben oui, je sais ! Attends, j’en sais quelque chose… Oui, oui, je sais tout ça ! »
Malgré tous ces éléments convergents, à l’issue d’une instruction au cours de laquelle l’avis des experts comme la parole des enfants ne sera jamais pris en compte, la justice prononce un non-lieu et autorise le père à revoir Pierre et Marie. Démontant un à un les dysfonctionnements et les manquements policiers et judiciaires, la journaliste de France 3 clôt son documentaire en évoquant l’histoire de Sylvie, une petite fille aujourd’hui âgée de 6 ans qui dit avoir subi les mêmes traitements que les deux autres enfants. Sur un jeu de photos, Sylvie reconnaît l’abuseur de Pierre et Marie qui, de leurs côtés, reconnaissent l’abuseur de Sylvie. Ainsi s’achève Paroles d’enfants, un travail digne et rare à la télévision, une contre-enquête exemplaire qui nous laisse commotionnés, avec un profond sentiment de défiance à l’égard de la justice française.

> France 3 traîne les pieds
Ce que le téléspectateur ne sait pas, c’est qu’il a bien failli ne jamais voir ces cinquante-deux minutes embarrassantes. Pour que ces affaires soient enfin énoncées sur un média audiovisuel national, il aura fallu toute l’opiniâtreté d’une journaliste au nom prédestiné : Pascale Justice. « Quand j’ai eu connaissance de l’histoire de Pierre et Marie, explique-t-elle, je me suis dit : mais qu’est-ce que c’est que ce cauchemar ? Est-ce que j’ai affaire à une bande de déjantés ou est-ce que c’est vraiment plus que ça ? Et puis, au fur et à mesure de mes investigations, je me suis rendue compte que ces phénomènes existaient à grande échelle, que des enquêteurs de la police pensaient la même chose que moi et s’intéressaient dans l’ombre à ces questions. »
En juin 1998, après avoir gagné la confiance de la mère et des deux enfants, Pascale Justice décide, avec l’accord de son chef de service, de tourner les premières images. Elle devra ensuite, en fonction de l’avancement de l’enquête, convaincre sa hiérarchie de lui accorder des journées de tournage (« Il me fallait arracher à chaque fois les moyens de continuer », dit-elle). Seule, avec sa voiture personnelle, elle visite plus de six cents espaces verts pour tenter de retrouver les lieux décrits par les enfants. En une année de travail (durant laquelle elle tend des petits pièges à Pierre et Marie pour s’assurer de l’invariance et de la fiabilité de leur histoire), Pascale Justice réussit à boucler son documentaire. Et là, à l’été 99, commence à se poser le problème de la diffusion. France 3 n’ayant dans sa grille aucun créneau pour les travaux d’investigation (on rêve !), la journaliste reste plusieurs mois avec sa « bombe » sous le bras en s’arrachant les cheveux : « On m’a toujours dit oui, oui, on va diffuser. Tout le monde trouvait ça très intéressant, mais la rédaction nationale me renvoyait vers l’unité des magazines et l’unité des magazines vers la rédaction nationale. A la prudence de la direction s’est également ajouté pas mal de… euh, comment dire ?… d’hésitation. Heureusement, Jean-François Gringoire et Elise Lucet (respectivement rédacteur en chef chargé des reportages et présentatrice du 19-20, NDLR) ont pesé de tout leur poids pour que le documentaire soit programmé. »

> Audience exceptionnelle
Coup de chance : au début de l’année, Canal+ commence à enquêter sur le même sujet. La perspective de se faire griller par la chaîne cryptée pousse finalement les hiérarques de France 3 à choisir une date. Ce sera le 27 mars 2000. Dès la fin de l’émission, le standard mis en place par la chaîne est pris d’assaut. Cette nuit-là, 9 600 téléspectateurs appellent (contre 3 000 en moyenne) pour raconter des histoires d’abus sexuel, féliciter la journaliste, demander si des VHS sont en vente ou bien encore se plaindre massivement de l’heure de passage trop tardive du documentaire. Même s’il n’a été annoncé ni sur la chaîne ni dans les magazines de télé, Paroles d’enfants aura quand même été vu par un million de personnes, un score d’audience exceptionnel pour cette tranche horaire pas franchement porteuse. Questions : pourquoi France 3 a-t-elle fait si peu de tapage autour de ce travail ? Pourquoi, le lendemain, les médias n’en ont-ils pas parlé ? Réponse : parce qu’il existe, en France, un véritable tabou autour de la pédophilie en réseaux.
Par manque de moyens, l’institution judiciaire se retrouve incapable de s’attaquer à ces formes de criminalité transnationale et préfère, pour masquer ses propres lacunes, accréditer la thèse du « pervers isolé ». Une thèse que relaient aveuglément la plupart des médias, occupés à remplir leurs journaux télévisés avec des reportages sur l’andouille de Vire et les soldes de printemps. En France, l’info n’est rien d’autre qu’une drogue douce, un empilement de sujets trop souvent vides, formatés pour nous rappeler que nous vivons dans le meilleur des mondes. Sous couvert d’anonymat, des journalistes racontent que de grands magazines d’informations — dont certains sur des chaînes publiques — ont longtemps manifesté un désintérêt total pour les affaires ayant trait aux réseaux pédophiles. « Il y a une véritable peur du scandale, comme à l’époque de Tchernobyl ou du sang contaminé, explique Bernard Nicolas, journaliste à TF1. Pour ne pas paniquer les gens, on met un couvercle sur ces affaires et, un jour, ça va nous exploser à la gueule. »

> L’exemple belge
Afin de déverrouiller le couvercle, un contre-réseau s’est constitué depuis quelques mois dans les médias. Il réunit une petite dizaine de journalistes qui travaillent à l’Humanité, au Figaro, à France 3, TF1, France 2 ou encore Canal+. Entre eux, il n’existe aucune notion de concurrence et les informations s’échangent confraternellement. « Notre objectif, c’est d’en finir avec la loi du silence, résume Pascale Justice. Comme les nuages radioactifs, les réseaux pédophiles ne s’arrêtent pas à la frontière. » Il aura fallu, pendant plusieurs années, digérer l’affaire Dutroux pour que l’hypothèse du viol d’enfants à grande échelle soit enfin envisageable en France. Afin de faire avancer cette thèse politiquement dangereuse (elle a poussé 300 000 personnes dans la rue en Belgique et amené le gouvernement à démissionner), les journalistes, régulièrement victimes de menaces et de tentatives d’intimidation, doivent lever deux obstacles. Premièrement : redonner du crédit à la parole de l’enfant, ce qu’a merveilleusement réussi Pascale Justice. Deuxièmement : trouver des preuves, ce qu’a fait Serge Garde, journaliste à l’Humanité.
Le 24 février, il révèle l’existence d’un fichier, détenu par la police hollandaise, et réalisé à partir d’un CD-Rom contenant plus de dix mille séquences pornographiques, dont certaines insoutenables. « Il y a une dizaine de mamans qui m’ont contacté pour visionner le fichier. Trois personnes y ont reconnu leurs enfants. Franchement, est-ce que c’est mon travail ? s’énerve Serge Garde. J’attends toujours d’être contacté par la justice pour leur remettre les documents, ça devient un peu grotesque quand même ! » Mais la justice s’intéresse-t-elle vraiment à ces documents ? Existe-t-il une véritable volonté européenne pour s’attaquer aux réseaux ? Si l’on se fie à l’exemple belge, on est en droit de douter. Aujourd’hui, dans ce pays, les autorités s’emploient à faire passer Dutroux pour un pervers isolé et ce sont les militants antipédophilie qui sont inquiétés par la justice. « La personne qui m’a fait passer le CD-Rom a été mise en accusation pour diffusion d’images pornographiques. C’est quand même un comble ! », se lamente Serge Garde.

> Le refus de vieillir
En France, la poignée de journalistes qui, aidés par les associations (2), se battent contre l’apathie, voire le silence de la justice française, prient pour que quelques magistrats courageux rejoignent leurs rangs et que leur parviennent les preuves irréfutables dont ils ont besoin. « Pour vous la faire cru, il nous manque des corps, explique Olivier Théron, journaliste à France 2 Nice. Tant qu’il n’y aura pas ça, tant qu’on ne s’appuiera que sur des témoignages d’enfants, la justice continuera à traiter les dossiers au cas par cas. » « Il nous faut aussi trouver des snuff movies, précise Frédérick Lacroix de Canal+. Ce sont des films avec des scènes de torture et de meurtres d’enfants qui circulent sur Internet. Tout le monde en a entendu parler, mais personne ne les a vus à part, paraît-il, un juge de Mulhouse aujourd’hui en retraite qui en aurait visionné à Scotland Yard. »
Toujours est-il qu’avec ou sans preuve, on ne peut que constater ceci : nous vivons dans une société culturellement pédophile, où tout est mis en œuvre pour broyer notre innocence afin de mieux nous faire saliver devant celle des autres, réelle ou supposée. Dans ce monde-là, plus personne n’accepte de vieillir et des hordes de vampires sucent le sang de leurs nouveau-nés en rêvant à la jeunesse éternelle. Mais ne vous inquiétez pas, l’affaire est en cours.

(1) Afin de garantir l’anonymat des enfants, les prénoms ont été changés par la journaliste de France 3.
(2) Allô enfance maltraitée: 119.

par Nicolas Santolaria

Source: http://www.technikart.com/archives/2947-voyage-au-bout-de-lenfer

 

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