Le Point L’histoire vraie du calvaire de Natascha Kampusch

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«Natascha ne va pas aussi bien qu’on le montre. Il l’a frappée jusqu’au bout, elle a des bleus partout, des os cassés, elle a de gros problèmes aux yeux. Elle a énormément souffert. » G. s’est occupé de Natascha Kampusch les sept premiers jours de sa libération. Puis, affolé par la pression médiatique, il a renoncé. Aujourd’hui, il répugne à témoigner, tout juste accepte-t-il de confier anonymement ses souvenirs : « Je suis descendu dans sa cave, j’y suis resté cinq minutes. Vous ne pouvez pas imaginer ce que c’est. Aucune photographie, aucun récit ne peut rendre l’étouffement, l’oppression, l’horreur de ce cachot. Ce furent les minutes les plus effrayantes de mon existence, j’avais le vertige, la nausée. Je l’imaginais là, à sa merci. Si j’avais été prisonnier dans cette cave, j’aurais fait tout ce qu’on exigeait de moi. Tout, vraiment tout. »

Le 23 août, Natascha Kampusch, 18 ans, prisonnière depuis le 2 mars 1998 de Wolfgang Priklopil, 44 ans, enfermée dans un cachot aveugle creusé sous une maison de Strasshof an der Nordbahn, à 25 kilomètres de Vienne (Autriche), passe l’aspirateur dans la BMW 850 rouge de son tortionnaire, garée au fond du jardin. Le portable de Priklopil sonne, c’est Ernst Holzapfel, son unique ami, avec lequel il partage les parts d’une entreprise générale de bâtiment, Resan GmbH. La conversation dure 4,16 minutes, le temps qu’il faudra à Priklopil pour réaliser que sa proie s’est échappée. Une voisine, Mme Pleyer, attirée par les cris d’une blafarde enfant hurlant dans son jardin, alerte la police à 12 h 59. A 13 h 4, deux policiers embarquent la jeune fille. Là, Natascha prononce pour la première fois son nom : « Je suis Natascha Kampusch. » Les policiers se regardent. C’est impossible, Natascha est morte, disparue, volatilisée, noyée, suicidée depuis plus de huit ans. « Je suis Natascha Kampusch. » Natascha ressuscitée ?

Le poste de police de Deutsch-Wagram est une modeste construction posée dans la plaine monotone du Marchfeld. Là où Napoléon vaincut l’armée autrichienne en 1809. Les policiers vont interroger la jeune fille, dont les membres sont rongés d’eczéma, près de vingt heures. Une patrouille, dépêchée dans la maison de Priklopil, découvre la fuite du tortionnaire et ramasse le passeport de Natascha. Elle l’avait dans la poche de son manteau lorsqu’elle fut enlevée, car elle était rentrée la veille au soir d’un week-end passé en Hongrie avec son père. Ainsi, Natascha est formellement identifiée. Elle mange, elle a très faim. A 18 ans, elle pèse 40 kilos pour 1,60 mètre. Elle en pesait 42 à 10 ans, lorsque Priklopil l’enleva à 7 h 15 du matin sur le chemin de l’école. Natascha réclame aux policiers la présence du président du Weisser Ring, une association caritative d’aide à l’enfance en détresse. Natascha, qui dans son cachot écoutait beaucoup la radio publique autrichienne, a souvent écouté cet ancien président du tribunal pour enfants. Celui-ci prévient derechef Ernst Berger, psychiatre, chef du service de neuropsychiatrie pour enfants et adolescents de la clinique de Rosenhügel.

« Toute ma vie je me souviendrai de cette rencontre , raconte le professeur, homme aux émotions par ailleurs fort contenues. Elle n’avait pas dormi depuis vingt-quatre heures, elle était interrogée sans relâche par la police. Assise, souriante, elle mangeait en me parlant, souveraine et joyeuse. » Ernst Berger n’a pas été appelé là par hasard. Le médecin fut amené, dix ans auparavant, à soigner Maria K., « l’enfant du cerceuil ». Maria K., dont le sort avait bouleversé l’Autriche, fut enfermée près de dix ans par ses parents adoptifs dans une caisse en bois de la taille d’un cercueil. Cette expérience thérapeutique extrême servira au professeur viennois, lorsqu’il devra quelques heures plus tard élaborer le protocole de soins nécessaire à Natascha Kampusch.

Assis face à elle, Ernst Berger réfléchit. La jeune fille ne va pas passer sa première nuit de liberté dans une cellule. Mais où la placer ? La Rosenhügel Klinik, enfilade de ravissants pavillons rococo dans un parc vallonné, est inadéquate. Ouvert à tous vents, le service de psychiatrie est trop vulnérable si la presse l’assaille. Ernst Berger demande alors l’aide de Max Friedrich, la star de la psychiatrie autrichienne, notoriété signifiante dans la patrie de Freud. Et c’est dans le service qu’il dirige au sein de l’immense Allgemeines Krankenhaus (AKH) de Vienne que Natascha sera cachée. Préservée.

Ernst Berger a rapidement élaboré son protocole de soins. Une équipe de quinze personnes se relaient désormais auprès de la jeune femme. « Ce qu’elle doit apprendre, c’est la complexité d’une relation humaine. Natascha a été totalement privée de diversité relationnelle. » « Elle est psychologiquement éreintante , confie un proche, car elle devine tout ce que vous pensez ou ruminez, elle vous boit, c’est très étrange. » Natascha, dont la seule compagnie fut celle d’un psychopathe pervers, a appris à deviner dans le froncement des cils, dans le rictus des lèvres molles, dans l’inflexion de la voix de son geôlier si celui-ci allait instamment la battre ou l’inviter, patelin, à regarder « Mr Bean » dans le salon aux meubles en faux cuir marron, volets fermés. Une enfance et une adolescence passées à laisser un monstre jouer de sa vie, obligée de l’amadouer pour éviter la mort. Car Priklopil s’était façonné trois instruments de torture : l’air, la lumière et la nourriture. Si l’enfant se rebelle, il la prive de nourriture. Si elle persiste, il l’enferme derrière les 150 kilos d’acier de la porte blindée et lui éteint la lumière. Tente-t-elle encore de le braver ? Il lui coupe l’air, laissant l’enfant, suffocante, affamée, dans le noir complet, ne sachant jamais s’il reviendra un jour, ou s’il la laissera mourir dans son cachot insonorisé de 8 mètres carrés.

Natascha a donc passé ses cinq premières semaines de liberté en soins hospitaliers soutenus. Aujourd’hui, « la jeune fille, qui marche comme une vieille de 90 ans » , selon un témoin, vit ailleurs, à Vienne. Son adresse est tenue secrète. « Elle doit apprendre l’autonomie, faire ses courses, gérer de l’argent. Elle n’est pas seule, mais elle est autonome », commente le psychiatre. Le professeur n’en dira pas plus. Pour élaborer cette thérapie unique, le psychiatre et son collègue Max Friedrich disposaient de bien peu de modèles comparatifs. « Nous nous sommes appuyés sur la littérature scientifique des années 50. Dans l’immédiat après-guerre, la psychiatrie européenne a en effet beaucoup étudié les traitements à apporter aux rescapés des camps nazis. Ces déportés ont vécu une expérience qui peut être parfois similaire. » Il a notamment relu les écrits de Viktor E. Frankl, psychologue viennois déporté à Auschwitz. Le diagnostic d’un syndrome de Stockholm, selon lequel un otage entre en empathie avec son ravisseur, a-t-il été posé sur la jeune fille ? « Il n’est que partiellement juste. Deux différences majeures, en effet, répond le médecin. Natascha a été enfermée huit ans, or ce syndrome implique une détention brève, et elle était enfant lorsqu’elle fut enlevée. » Une enfant dont l’unique présence humaine fut celle de cet homme, qui exigeait d’elle qu’elle ramasse toutes les écailles de peinture que l’humidité décollait du plafond de son cachot. Puis qui descendait contrôler, muni d’une loupe, cherchant comme un maniaque les écailles que sa prisonnière aurait par mégarde oubliées. S’il en trouvait une, il frappait Natascha.

Tous ses médecins, ses avocats, tous ceux qui la côtoient s’accordent à dire que la jeune femme récupère bien. Elle a pris 10 kilos. Sa force mentale n’est pas feinte, son intelligence est grande, sa vitalité impressionnante. « Mais, attention, elle est lourdement psychotraumatisée, c’est une grande blessée », rappelle son médecin.

Le cas Kampusch nécessite, outre un accompagnement thérapeutique constant, une savante gestion médiatique. Car l’embrasement planétaire autour de la fragile jeune femme aurait pu la faire vaciller.

Ce plan de communication dressé autour d’elle comme un bouclier est l’oeuvre d’un homme, Dietmar Ecker, spécialiste de la gestion de crise en Autriche. A son palmarès : l’accident de téléphérique de Kaprun, l’avalanche de Galtür qui tua 50 personnes, des crises agroalimentaires et la campagne électorale d’un chancelier socialiste. 42 ans, jean, chemise à carreaux, le médiologue n’a rien d’un gourou bronzé. Il blinde une stratégie radicale : « Une interview avec la chaîne de télévision publique autrichienne, seule capable d’assurer la rediffusion, plus une interview écrite avec deux journaux populaires, News et Krone Zeitung . » Ce qui fut fait, avec des contrats exhaustifs, rédigés par le cabinet d’avocats de Gabriel Lansky et Gerald Ganzger. En échange du scoop, les journaux paieront une formation et un appartement à la jeune fille. « Ensuite, j’ai calculé la date de ces interviews. Il est établi que l’opinion publique sur un événement d’actualité se forme entre la troisième et la quatrième semaine. Après, l’événement décroît en intensité, mais les gens se sont forgé leur idée et n’en démordent plus. » Dietmar Ecker décide en conséquence que l’interview se déroulera à la fin de la troisième semaine, à l’acmé de la vague, « à la dernière minute, pour s’assurer la maîtrise de son image ».

Il analyse que l’image publique de Natascha pèche sur deux points : ses relations avec sa mère, jugées trop froides, et les suppositions faites autour de ses relations avec son ravisseur. C’est sur ces deux points qu’il faut travailler. Dietmar Ecker envoie aux journalistes la liste des questions interdites (toutes celles concernant l’intimité, la sexualité) et verrouille par ailleurs avec les psys et les enquêteurs de police le contenu des propos de Natascha. Elle répétera pendant huit heures sa prestation de quarante minutes. « J’ai tout axé sur une évocation religieuse. Le foulard sur la tête, l’aide qu’elle désire apporter aux victimes, dont les femmes mexicaines de Ciudad Real, le pardon et la compassion qu’elle éprouve pour la mère de son ravisseur. Tout cela était en Natascha, il fallait que cela apparaisse. Par ailleurs, il fallait qu’elle parle de sa mère, de son désir de retrouvailles. Ce qu’elle fit. » Et c’est ainsi que Natascha au visage de madone, au regard pur élevé vers le ciel, la chevelure blonde nouée sous un prude foulard, a le 6 septembre bouleversé des dizaines de millions de téléspectateurs dans le monde. Natascha, béatifiée.

Cette interview participe du processus de reconstruction de l’ex-otage. Préservée par cette image « maîtrisée », elle peut désormais guérir à l’ombre. Enfin, bénéfice non secondaire, ces interviews ont assuré des revenus consistants à la jeune femme. 1,6 million d’euros, table la presse autrichienne : « Chiffre beaucoup trop élevé », répond son avocat, Gabriel Lansky, qui refuse d’en fournir de plus précis. La succession de Wolfgang Priklopil, qui s’est jeté sous un train le soir où sa prisonnière lui a échappé, vient d’être ouverte par une notaire viennoise. L’avocat, au nom de sa cliente, réclame « environ 500 000 euros de dommages et intérêts ». Somme qui devra être prélevée sur l’héritage. « Si pour être indemnisée ma cliente reçoit la maison, elle n’exclut pas de la conserver et d’en donner l’usufruit à la mère de Priklopil », conclut Gabriel Lansky. Autrement dit, Natascha Kampusch pourrait devenir l’héritière de la maison dans laquelle elle vécut huit années d’enfer et y laisser vivre la mère de son tortionnaire.

Cette éventualité juridique amène à se poser la question des liens qui s’étaient tissés entre l’enfant, devenue femme, et son ravisseur. « L’opinion aime que les choses soient noires ou blanches, la réalité n’est pas ainsi, explique son avocat. Si Priklopil avait été un orang-outang, faute d’alternative, elle aurait pris ses petits déjeuners avec un orang-outang. » Lorsque, le 15 septembre, le magazine allemand Stern révèle que Priklopil a emmené Natascha skier sur le Hochkar en février, l’opinion vacille. D’autant que la jeune femme nie dans un premier temps, contraignant son avocat à une volte-face embarrassée. « Nous connaissions cet épisode de ski, commente Gabriel Lansky, nous et la police savons aujourd’hui à peu près tout de ces huit années. Et alors ? Faut-il tout raconter ? Qu’on respecte enfin son intimité, elle en a été odieusement privée pendant huit ans. » « Leurs relations ont évolué , précise le psychiatre Berger, elles ne furent pas les mêmes les six premiers mois ou les six derniers, à 10 ans, à 15 ans ou à 18 ans. » Ce qui est établi, c’est qu’elles ne cessèrent jamais d’être violentes et inégalitaires. « Vers la fin, il semble que Priklopil croyait possible de la garder comme petite amie, il la sortait un peu pour voir si cela pouvait passer », commente l’avocat. Folie d’un pervers qui croyait à ce point posséder l’enfant qu’elle lui demeurerait attachée, sans lien.

Natascha Kampusch doit apprendre à vivre. Elle doit également se débarrasser d’un lourd sentiment de culpabilité à l’égard de Wolfgang Priklopil, « sur lequel nous travaillons », admet le psychiatre. Etonnant ressort de la psyché humaine, la victime martyrisée porte aujourd’hui la mort de son bourreau. « Je lui ai donné une photo d’identité, celle avec laquelle travaillait la police, raconte Ernst Berger. Je voulais qu’elle en ait une. Lorsque nous avons appris son suicide, elle a été très émue. Nous avons préparé des adieux. Elle s’est recueillie à la morgue. Elle a laissé la photo sur le cercueil. » Pour ne plus rien avoir de lui ? Pour lui rendre son visage, défiguré par le train ?

Les policiers s’apprêtent aujourd’hui à clore l’enquête. « Il nous reste à éclaircir le point de savoir s’il y avait des complices, des gens qui auraient aidé ou qui savaient » , dit le général major Gerhard Lang. La mère de Priklopil, qui lui rendait visite tous les week-ends, marchant au-dessus de la prisonnière, put-elle huit ans durant ignorer la cache ? « Rien ne permet d’affirmer le contraire. » Les enquêteurs ont ratissé la maison, mais n’ont trouvé « aucun indice intéressant » . Ils ont retourné le jardin à la pelleteuse, « à la recherche d’une deuxième cache, qui aurait pu abriter un cadavre. Mais il n’y a rien » . Wolfgang Priklopil n’a laissé aucun écrit, aucun testament, seul un ordinateur datant des années 80, que les policiers eurent le plus grand mal à ouvrir. Et qui était vide.

Il demeure une question. Priklopil a-t-il enlevé Natascha Kampusch par hasard ou avait-il ciblé l’enfant ? « Nous ne savons pas encore », confie Gerhard Lang. Si Natascha assure ne jamais avoir rencontré son ravisseur auparavant, il existe toutefois quelques coïncidences troublantes. Wolfgang Priklopil, son associé en affaires Ernst Holzapfel, le père de Natascha, Ludwig Koch, et le nouveau compagnon de sa mère avaient leurs habitudes dans le même Wurstl Stand , vendeur de saucisses de rue, une institution viennoise. Ce qui n’implique pas qu’ils se connaissaient, mais rend cette connaissance possible. « Une témoin est venue dire à la police qu’elle avait rencontré, dans une épicerie que tenait la mère de Natascha, Priklopil et l’amant de la mère en train de réparer un compteur électrique » , raconte le détective Walter Pöchhacker, auteur d’un livre intitulé « Natascha » et publié en 2004.

Wolfgang Priklopil est parti sans un mot, sans une lettre, emportant tout espoir qu’on démonte un jour les rouages de son odieuse folie. Comme s’il avait voulu, dans la mort, garder la clé du cachot. Natascha doit guérir. Pour lui échapper, définitivement

Source: http://www.lepoint.fr/actualites-societe/2007-01-17/l-histoire-vraie-du-calvaire-de-natascha-kampusch/920/0/15057

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