Extrait du livre La Mauvaise Vie, de Frédéric Mitterrand (Edition Robert Laffont, 360 p., 2005), pages 293 à 307.
« Le garçon marche dans la nuit à quelques pas devant moi. Pantalon de teinte sombre ajusté sur les hanches, étroit le long des jambes ; tee-shirt blanc qui colle au contour des épaules et à la ligne du dos ; bras nus, une Swatch au poignet, cheveux noirs avec des reflets brillants, dégagés sur la nuque. Démarche souple, allure tranquille, tout est beau, net, irréprochable. Il ne se retourne pas, il sait que je le suis et il devine sans doute que cet instant où je le regarde en profil perdu, de près et sans le toucher, me procure un plaisir violent. Il a l’habitude. C’est le quatrième depuis hier soir, j’ai voulu passer par un club que je ne connaissais pas encore avant de rentrer à l’hôtel et je l’ai aussitôt remarqué. Il n’y a que pour ceux qui ne les désirent pas qu’ils se ressemblent tous. Il se tenait comme les autres sur la petite scène, les mains croisées en arrière pour bien marquer le corps dans la lumière, en boxer short immaculé, le côté saint Jean-Baptiste qu’ils retrouvent instinctivement et que les pédés adorent, mais le visage fermement dessiné, l’expression avec du caractère, regard sans mièvrerie et sourire sans retape, un charme immédiat qui le détachait du groupe des enjôleurs professionnels. J’imaginais Tony Leung à vingt ans. Il a ri comme s’il avait gagné à la loterie quand j’ai fait appeler son numéro et lorsqu’il est venu près de moi, j’ai deviné brièvement l’odeur de sa peau, eau de Cologne légère et savon bon marché ; pas de ces parfums de duty free dont ils raffolent en général. Il avait l’air vraiment content d’aller avec moi ; j’ai senti qu’il serait vif et fraternel. Les rats qui grouillent dans la ruelle détalent à notre passage, les néons disparaissent derrière nous dans la pénombre, les remugles des poubelles s’estompent dans la chaleur poisseuse, et le vacarme assourdissant de la techno qui dégorge par les portes ouvertes de tous les autres clubs accentue cette impression de privation sensorielle où je concentre toute mon attention uniquement sur lui et sur ce que j’en attends. Mauvaise musique grossièrement frelatée au synthé sur des standards que l’on ne reconnaît plus mais dont le rythme infernal bombarde tout le quartier, fait chanceler entre excitation et hébétude et saoule le désir qui tambourine contre les tempes. Ça baisse un peu dans le souterrain qui mène au parking de l’hôtel. Il élève ses quinze étages de médiocre confort international au-dessus du flot populeux et du magma des boîtes et des gargotes, abritant une clientèle pas trop friquée de tour operators qui sort le jour en groupes serrés et tâte furtivement du grand frisson et de la rigolade à souvenirs avant de se coucher tôt derrière les doubles vitrages climatisés. Mais il plonge ses racines dans un sol autrement plus fertile : la sorte de grotte où le gang des chauffeurs de taxi se livre à des parties de cartes vociférantes dans une atmosphère de tripot pour films de kung-fu commande l’accès à une série de chambres sans fenêtre qui se louent ordinairement à l’heure, et pour longtemps, voire à perpétuité si on veut en finir et y mettre le prix. Ce n’est certainement pas le pire endroit pour mourir, anonymat et discrétion assurés. De vilains jeunes gens qui n’auraient eu aucune chance sur la rampe à numéros prennent leur revanche en s’affairant devant les caves à plaisir : ils détiennent les clefs, assurent la circulation qui peut être dense, relèvent les compteurs, font le ménage entre les passes. Plutôt sympatiques au demeurant : ils prétendent connaître tous les garçons par leurs noms et traitent les habitués à pourboires en jouant la comédie d’un service de palace. Le réduit et la salle de bains sont très propres : serviettes sous cellophane, housse en papier sur le lit sans drap, moquette neuve, ventilateur chromé, des miroirs un peu partout et même au plafond pour qui ça intéresse. Le room valet, comme il se désigne élégamment lui-même, fait une tentative pour me montrer comment marche la télévision et, jaugeant mon air apparemment défait, me propose à tout hasard des cassettes sans doute destinées à me ranimer. On rit un peu sans bien se comprendre, je lui refile les billets pour deux heures avec de quoi s’offrir une autre dent en or et il sort en chantonnant. Nous sommes seuls. Mon garçon n’a pas dit un mot, il se tient devant moi, immobile, le regard toujours aussi droit et son demi-sourire aux lèvres. J’ai tellement envie de lui que j’en tremble.
Ce n’est pas seulement lui qui explique la force de mon attirance, c’est aussi la mise en scène si bien réglée qui m’a fait découvrir sa présence. Dans chaque club, les garçons se tiennent sur la scène très éclairée par petits groupes de quatre ou six ; ils portent la tenue distincte de l’établissement et de sa spécialité, minimale et sexy : maillot 1900 à bretelles ou cycliste pour les athlètes, boxers shorts, strings pour les minets ou pseudo-voyous, les follassons ont droit à des mini-jupes. Ils demeurent immobiles, silencieux, corps bien droit et jambes légèrement écartées, l’air absent ou souriant selon la classe du club où la catégorie supérieure demanderait plutôt qu’ils se montrent impassibles, au moins en début de soirée, et tous le regard perdu vers la semi-obscurité de la salle en contrebas, la pénombre d’où la clientèle les observe en se faisant servir des verres. Le numéro est accroché à l’aine, en évidence. La plupart d’entre eux sont jeunes, beaux, apparemment épargnés par la dévastation qu’on pourrait attendre de leur activité. J’apprendrai plus tard qu’ils ne viennent pas tous les soirs, sont souvent étudiants, ont une petite amie et vivent même parfois avec leur famille, qui prétend ignorer l’origine de leur gagne-pain. En revanche, ils ont tous un portable, un e-mail pour retrouver ailleurs et à tout moment leurs customers les plus accrochés, ce qui laisse supposer que les clubs prélèvent un pourcentage trop important et qu’ils n’ont de cesse de pouvoir se débrouiller seuls. Quelques-uns sont plus âgés et il y a aussi un petit contingent de malabars mal dégrossis qui a manifestement son public. C’est le côté menines de l’exposition : leur présence fait ressortir la séduction juvénile de tous les autres. Au rythme de la sempiternelle techno, après trois minutes, deux cèdent leur tour et retournent en coulisses, une autre paire les remplace et ainsi de suite. Quand toute la troupe est passée sous les feux de la rampe, une manière de finale rameute l’ensemble sur un air plus triomphal façon Gloria Gaynor, les garçons abandonnent leur maintien hiératique, se parlent à voix basse en évaluant la clientèle avec des facéties obscènes et racolent plus ouvertement puis le petit manège reprend, un peu moins rigide et discipliné au fur et à mesure que l’on avance dans la nuit. A l’heure la plus chaude, quand la salle est pleine à craquer, les clubs les plus réputés présentent ce qu’on appelle le sexy-show, vague pantalonnade pornographique à base de lasers et de strip-tease qui s’achève immanquablement par l’enculage d’un travesti dans une ambiance de rigolade généralisée un peu trop outrée pour être tout à fait franche. Les artistes qui pratiquent ce numéro particulier travaillent comme les danseuses nues de Pigalle ; on les croise dans la rue, drag-queens en tchador transparent, se hâtant d’un club à l’autre pour ne pas rater le show. Pour leur part, les garçons sont attachés à leur club et n’en changent pas. On imagine les tractations, les magouilles, le danger à ne pas respecter les règles et ce qu’il doit en coûter pour racheter un petit béguin afin de le sortir du circuit. L’expédient des portables et des e-mails, préalable à ce genre de transactions, n’est que provisoire ; on ne se perd jamais dans cette ville tentaculaire et il ne faut pas chercher à obtenir un visa pour une destination lointaine sans laisser ses affaires en ordre.
Les coulisses font partie du spectacle. En arrière de la scène ou sur le côté, elles se livrent facilement aux regards des spectateurs intéressés ; ces établissements ne sont pas si grands et un marketing efficace veille aux mûres réflexions et aux repentirs du public. En attendant de remonter sur scène, les garçons gardent d’ailleurs un œil sur la salle en affectant de s’adonner à des activités très absorbantes ; ils suivent un programme de variétés ou de sport à la télévision, font des mouvements de gymnastique avec des appareils compliqués, lisent les journaux ou devisent tranquillement une serviette de boxeur autour du cou. Quand l’un des serveurs vient leur glisser à l’oreille qu’ils ont été choisis, ils cochent une petite case sur un tableau avant de se diriger vers le bar d’un air parfaitement dégagé et les autres garçons se gardent poliment de commenter la transaction qui s’ébauche. La direction relève sans doute le carnet de notes mural avant la fermeture. Une fois que la réservation a été confirmée, après une présentation qui s’éternise rarement, le garçon se rhabille prestement en coulisses, et revient ; il n’y a plus qu’à régler les consommations, la commission au club due par le client et à sortir au milieu des courbettes, des marionnettes grimaçantes qui font office de loufiats et lancent d’une voix suraiguë : Good night sire, see you again. On peut prendre deux garçons, ou même plusieurs, aucune objection puisque la réponse est toujours : I want you happy. Contrairement à une assertion généralement colportée il y a peu de ruines sexuelles occidentales parmi le public, la clientèle est en majorité locale, d’âge moyen, bien convenable et sort en bande légèrement arrosée au whisky-Coca. Les quelques naufragés à peau blanche du Spartacus font plutôt tache dans l’ensemble mais il est vrai aussi qu’on leur propose les meilleures tables.
Evidemment, j’ai lu ce qu’on a pu écrire sur le commerce des garçons d’ici et vu quantité de films et de reportages ; malgré ma méfiance à l’égard de la duplicité des médias je sais ce qu’il y a de vrai dans leurs enquêtes à sensation ; l’inconscience ou l’âpreté de la plupart des familles, la misère ambiante, le maquereautage généralisé où crapahutent la pègre et les ripoux, les montagnes de dollars que cela rapporte quand les gosses n’en retirent que des miettes, la drogue qui fait des ravages et les enchaîne, les maladies, les détails sordides de tout ce trafic. Je m’arrange avec une bonne dose de lâcheté ordinaire, je casse le marché pour étouffer mes scrupules, je me fais des romans, je mets du sentiment partout ; je n’arrête pas d’y penser mais cela ne m’empêche pas d’y retourner. Tous ces rituels de foire aux éphèbes, de marché aux esclaves m’excitent énormément. La lumière est moche, la musique tape sur les nerfs, les shows sont sinistres et on pourrait juger qu’un tel spectacle, abominable d’un point de vue moral, est aussi d’une vulgarité repoussante. Mais il me plaît au-delà du raisonnable. La profusion de garçons très attrayants, et immédiatement disponibles, me met dans un état de désir que je n’ai plus besoin de refréner ou d’occulter. L’argent et le sexe, je suis au cœur de mon système ; celui qui fonctionne enfin car je sais qu’on ne me refusera pas. Je peux évaluer, imaginer, me raconter des histoires en fonction de chaque garçon ; ils sont là pour ça et moi aussi. Je peux enfin choisir. J’ai ce que je n’ai jamais eu, j’ai le choix ; la seule chose que l’on attend de moi, sans me brusquer, sans m’imposer quoi que ce soit, c’est de choisir. Je n’ai pas d’autre compte à régler que d’aligner mes bahts, et je suis libre, absolument libre de jouer avec mon désir et de choisir. La morale occidentale, la culpabilité de toujours, la honte que je traîne volent en éclats ; et que le monde aille à sa perte, comme dirait l’autre.
Il existe certainement des établissements de ce genre ailleurs qu’en Thaïlande ; Amsterdam ou Hambourg ; mais j’ai mis trop longtemps, je viens de trop loin, je dois absolument continuer, pousser bien plus en avant pour parvenir à mes fins ; je ne veux pas courir le risque de rencontrer des garçons qui m’en rappelleraient d’autres, d’être confronté à des situations qui resteraient familières, d’entendre des paroles que je pourrais comprendre. Il me faut l’inconnu, la terre étrangère, le pays sans repère. Là où l’on ne saura jamais rien de moi, il existe une chance, si ténue soit-elle, que j’obtienne l’abandon et l’oubli, la rupture des liens et la fin du passé. Le choix.
Comme on le dit pour les drogues dures, je n’ai jamais tout à fait retrouvé le choc ineffable de la première fois, mais c’est sans importance car la vague qui me porte est bien plus puissante que la relative diminution d’intensité qu’entraîne l’accoutumance. Je me traite à l’alcool, une légère brume entretient la compulsion et il y a toujours un garçon que je n’avais pas encore remarqué. Je n’éprouve jamais de vraie déception. On ferme à deux heures et ça recommence demain. Je sais aussi très bien que tout cela n’est qu’une sinistre farce que je me raconte à moi-même. J’ai beau résister, le mensonge se délite quand je prends l’avion du retour, le réel me remet le nez dans ma merde dès que j’arrive à Paris, le remords m’attrape et ne me lâche plus d’une semelle, rendu furieux par la peur d’avoir failli perdre ma trace.
Mon garçon enlève brusquement son tee-shirt comme il doit le faire au sport sans même se rendre compte de la grâce virile de son mouvement et il secoue la tête pour remettre en place ses cheveux ébouriffés par l’encolure. Cette vision me tétanise un peu plus tandis que je l’observe depuis la porte ; je suis incapable de m’approcher de lui, de desserrer l’étau qui m’écrase la nuque et de maîtriser les frissons qui me prennent. J’avais oublié depuis longtemps des sensations si violentes. Bizarrement, il a plus de mal à retirer son pantalon et son caleçon américain, il évite mon regard, un fond de pudeur, une ombre d’inquiétude peut-être devant mon comportement qui doit lui paraître exagéré, insolite. Ces gosses ont largement l’habitude des hommes bien qu’ils ne les aiment pas vraiment, ils considèrent leur désir avec satisfaction mais avec une sorte de persistance dans l’étonnement candide ; il leur arrive aussi de ramasser des dingues et un Occidental de passage qui paraît encore relativement jeune, ça ne cadre pas avec la clientèle ordinaire ; à mon âge, dans cette ville, on se trouve un darling gratuit quand on bénéficie du prestige et des privilèges de l’étranger, quitte à lui payer un walkman avant de repartir. Un détritus de vieille folle peinturlurée lui paraîtrait moins menaçant et ferait mieux l’affaire. Pourtant, son hésitation est brève, il ne veut certainement pas se mettre en tort, il plie soigneusement ses effets qu’il pose sur la console de la télévision et me fixe enfin en recommençant à sourire. Tout est impeccable, aussi bien dessiné que le reste. D’où vient cette légende qui voudrait que leur sexe soit d’une taille ridicule ? Je peux attester du contraire même si je ne suis pas un fanatique des comparaisons superlatives qui occupent tant les conversations de certains pédés.
Je sors de ma stupeur, je pose sur ses habits quelques billets défroissés, nettement plus que la juste somme indiquée par le manager du club, mais il semble ne pas y prêter attention. Aussi étrange que cela puisse paraître, la prostitution est un tabou dans ce pays, à tel point que le mot qui pourrait la désigner n’existe même pas. La petite liasse n’a aucune valeur à cet instant, elle le gêne et ne l’intéressera qu’après, non comme le paiement d’une transaction, ni comme la rétribution d’un service précis, mais plutôt à la manière d’une récompense amicale détachée de toute notion d’obligation réciproque. De ma part, ce serait une faute de goût, presque une insulte que d’insister pour qu’il les prenne. Les billets disparaîtront ensuite, sans que je m’en rende compte, comme par enchantement. Mais si j’ai presque honte d’avoir commis un manquement à cette politesse que je connais mal, je constate que c’est encore la vieille peur d’une négociation difficile au dernier moment, voire d’être repoussé en touchant au but qui aura été la plus forte. J’ai toujours payé tout de suite pour prendre l’avantage et sidérer l’adversaire ; la corruption est un sport d’aveugle, on allonge l’argent à tâtons tant ce qu’on cherche à atteindre est incertain. En l’occurrence, c’est un impair et heureusement le garçon ne m’en tient pas rigueur ; il suit en toute innocence sa propre règle qui est de me faire plaisir car il n’en connaît pas d’autre. Avec un petit signe de la main, il m’indique la salle de bains, passe devant moi sans me toucher, déchire d’un coup de dents l’étui de cellophane qui emballe les serviettes et le gant de toilette et commence à se doucher en m’invitant de la tête à le suivre. Et si je faisais partie de ceux qui refusent de se laver ? Pour ces garçons qui sont à juste titre des maniaques de la propreté, se dérober aux ablutions c’est un autre signal d’alerte, même s’il est là encore trop tard pour reculer et malséant de laisser deviner sa répugnance. Je me déshabille et le rejoins sous la douche, au cas où il me poserait encore des questions sur l’effet qu’il me fait, elles n’ont plus de raisons d’être et il me savonne gaiement, cette fois bien rassuré. Tout se passe normalement. En France, avec la plupart des gigolos, c’est toute une histoire pour arriver à les faire bander mais on n’est décidément pas en France et nous continuons avec le gant, le savon, le pommeau de douche à nous explorer et à nous mesurer l’un à l’autre en riant doucement. Il est presque aussi grand que moi et certainement plus solide, bâti comme les champions de kick-boxing qui vous allongent en un éclair. Mais je n’ai rien à craindre de lui, c’est un jeu délicieux auquel je m’abandonne en fermant les yeux, plein de joie et de confiance. Je ne sais plus qui protège l’autre.
Nous nous essuyons avec mille précautions ; il suffirait d’un rien pour que mon corps me trahisse et que j’en aie fini. D’un seul coup. Je ne sais pas s’il pense comme moi que ce serait trop bête mais il admet tout à fait que je prenne mon temps et il me laisse l’initiative. Je n’ose pas encore l’embrasser, mais je le caresse, je le touche et il en fait autant. Nous regagnons la chambre ; ils ont décidément tout prévu, un rhéostat permet de tamiser les lumières. Alors que nous sommes étendus, je tente un baiser sur les lèvres du garçon, j’avais bien tort d’hésiter, il embrasse merveilleusement bien, sans doute avec la même adresse qu’avec sa copine, il y revient autant que je le souhaite, lèvres fraîches, langue en profondeur, salive salée de jeune mâle sans odeur de tabac ni d’alcool. Sa peau est d’une douceur exquise, son corps souple se plie quand je l’effleure et quand je le serre et j’ai l’impression qu’il éprouve du plaisir en quelque endroit que je le touche. Le fait que nous ne puissions pas nous comprendre augmente encore l’intensité de ce que je ressens et je jurerais qu’il en est de même pour lui. Ce qui ne m’empêche pas de parler, de lui dire des mots tendres, qu’il reprend à la volée et répète en désordre avec de grands rires. Il me lèche avec une délicatesse extraordinaire et je vois sa nuque, son dos, son cul dans la glace au plafond, la masse aux reflets bleus de ses cheveux quand je baisse la tête pour regarder son visage si attentif à ce que j’éprouve. Je ne sais d’où il a sorti les capotes, mais il nous les enfile en un clin d’œil et avec une dextérité de voleur à la tire. C’est lui qui décide désormais, et ça se complique un peu ; son corps me tient tout entier, son sourire découvre ses dents serrées, ses yeux sont fixés dans les miens, mais sans aucune dureté dans le regard ; avec une lueur de ruse malicieuse et de joie plutôt comme s’il s’étonnait le premier de ce qu’il est en train de faire. Il y a des choses que je n’assume plus depuis une mauvaise expérience avec un Marocain, il y a trente ans dans un sauna. C’était un ouvrier immigré, assez beau gosse, qui ne pensait qu’à son plaisir et se vengeait de tout le reste, en bon macho, la lutte des classes au bout du zob enfoncé jusqu’à la garde dans le cul des jeunes bourgeois. Il m’avait blessé, infecté d’une maladie, souffrance tenace et secrète dont j’ai mis des mois à me guérir. Je n’ai plus recommencé. Mais là, c’est différent, je n’ai même pas mal, je le laisse m’emmener où il veut, pourvu que ce soit avec lui ; il est devenu mon homme. Je m’aperçois au-dessus, par bribes, comme les stars américaines dans les films d’autrefois quand elles se donnent, amoureuses et maternelles, un air de mélancolie lointaine dans l’expression. Joan Crawford à Patpong. C’est bien ce qui s’appelle de l’égarement car au fait pour Joan Crawford, la maternité n’était pas vraiment son fort, même si elle a brièvement épousé ce pédé de Cary Grant. Il faut toujours que je me trompe en pensant à autre chose. Mon garçon, lui n’est pas à Hollywood, il est là où sont les garçons quand le désir s’en va et qu’ils se retrouvent seuls ; je sens la chamade en son cœur contre le mien, mais il détourne la tête et roule sur le côté. Joan Crawford a tout le loisir de se voir au plafond et de se dire qu’il faudrait encore baisser la lumière. Je retrouve cette angoisse qui m’est habituelle de le voir se relever subitement et partir ; c’est pour cela que je viens généralement le premier, pour ne pas affronter leur lassitude ; parfois c’en est assez pour moi et on en reste là, et parfois j’ai envie de continuer et eux aussi ; dans ce cas, il y a encore un peu de marge. Mon garçon est prêt à tout pour tenir son contrat ; le I want you happy qui ne connaît pas d’exception. Il est revenu contre moi, la mine un peu voilée comme s’il était désolé d’être parti trop vite et regrettait son absence ; on recommence mais autrement, maintenant c’est moi qui décide et tout le plaisir est pour moi. Je n’ai jamais connu une telle sensation de plénitude et de puissance. Il a fermé les yeux, je ne sais pas ce que sont ces traces humides sous ses paupières, les légers cernes, au creux des tempes un peu de sueur peut-être ou des larmes de fatigue, ça existe sûrement les larmes de fatigue. Le miroir de côté me renvoie notre image, moi comme un fou et lui comme un mort, et cette image me foudroie. Je suis pris d’un sentiment immense de compassion et de tendresse à son égard, à le voir si docile et démuni, alors qu’il m’avait paru le plus libre et le plus fort de tous, le jeune roi des clubs couché avec un autre salaud de menteur étranger en attendant que ça se passe ; ma honte comme un chagrin d’enfance glisse sur son silence et son corps nu, enveloppe ses pauvres vêtements si bien pliés sur la télévision et ne trouve pas les mots qu’il ne comprendrait pas d’ailleurs ; mon désir s’évanouit à la vitesse du sky-train qui le ramènera tout à l’heure vers sa banlieue pourrie, une poignée de bahts dans la poche à dépenser aussitôt en babioles inutiles. Dehors, j’entends les chauffeurs de taxi et les loufiats qui s’invectivent dans un bruit de crécelle ; je sens l’odeur d’essence et d’huile du parking qui dégorge du ventilateur. Il n’y a plus un soupçon de joie ni d’émotion dans cette chambre ripolinée de fausse clinique. Trente ans de mauvaise baise pour en arriver là. Je me retire gentiment, allons ce n’était qu’un jeu, rien de grave, nous n’aurons jamais de chance ; il s’essuie les yeux, les rouvre, se remet à sourire tandis que je me tourne de côté et plonge à toute allure, inerte, comme une pierre dans le miroir. A-t-il deviné que je l’ai vraiment aimé le temps d’un éclair et que j’ai eu tant pitié de lui, de moi, de toute cette histoire qu’il ne m’était pas possible de continuer et de le laisser comme ça dans un tel abandon. Pourtant, je le sens encore contre moi, il tapote de ses doigts le long de mon dos et gazouille des bouts de paroles en français qui ressemblent de moins en moins à celles de tout à l’heure. Il n’a sans doute rien senti, j’ai dû me raconter encore un de mes romans, nous voilà seulement revenus chacun dans notre monde.
Après on s’est endormis. Tout de même, il avait dû se passer quelque chose pour qu’on se sente tellement épuisés. Quand on s’est quittés, les boîtes avaient fermé et les marchands pour touristes faisaient un vacarme infernal en rangeant leur camelote dans les containers en fer. J’ai voulu avoir son e-mail mais il ne connaissait que ses lettres en thaï ; j’ai compris qu’il me suffirait d’écrire au club en indiquant son numéro, j’avais du mal à imaginer qu’un quelconque courrier pût parvenir à une adresse aussi aléatoire ; il m’a aussi redit qu’il s’appelait Bird mais je ne l’avais pas oublié ; c’est joli comme nom, Bird, même si cela ne veut sans doute pas dire oiseau dans leur langue. D’autres s’appellent Tom ou Brad, cela vient des films et quand on creuse un peu on trouve le vrai nom thaï qui lui ressemble ; il n’y a pas beaucoup de choix, ils s’appellent souvent pareil, c’est aussi pour cela qu’ils insistent sur le numéro. En partant, il s’est retourné en me décochant une dernière fois son incroyable sourire et il m’a montré du doigt la petite rue du club, j’ai senti qu’il me donnait sans doute rendez-vous pour les autres soirs, et puis il a disparu très vite en me laissant à la nuit où je l’avais trouvé. Je suis reparti pour Paris quelques heures plus tard. Je pense souvent à lui, j’espère que personne ne lui a fait de mal ; chaque fois que je vais avec un garçon, je le revois au moins un instant, devant moi, dans l’affreuse chambre fermée comme un bunker et j’ai l’impression de le trahir, lui, là-bas, si loin, mon garçon de Patpong. »