France Tv Info Pourquoi la vérité judiciaire d’Outreau est mise en doute

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Depuis l’acquittement de treize accusés en 2004 puis 2005, des voix s’élèvent pour contester la décision de deux cours d’assises et plaider la cause des douze enfants reconnus victimes dans ce dossier.

Quelques jours avant l’ouverture du procès de Daniel Legrand fils devant la cour d’assises d’Ille-et-Vilaine à Rennes, mardi 19 mai, l’ambiance est lourde. Chaque camp - avocats, associations, experts et journalistes – fourbit ses armes. L’un défend la « vérité judiciaire » d’Outreau et estime que ce nouveau procès n’a pas lieu d’être. L’autre milite pour une « autre vérité » et attend ce troisième rendez-vous judiciaire avec impatience.

Daniel Legrand fils est renvoyé devant la justice pour viols et agressions sexuelles en réunion sur les quatre enfants du couple Myriam Badaoui-Thierry Delay alors qu’il était mineur. Il a été acquitté des mêmes faits en 2005, mais pour la période postérieure à ses 18 ans.

Pour certains, la tenue de ce procès, qui a bien failli tomber dans les oubliettes, a un parfum de revanche. Car depuis l’acquittement de treize personnes en 2004 et en 2005 dans ce dossier, des voix s’élèvent régulièrement pour contester les décisions des cours d’assises du Pas-de-Calais et de Paris. Francetv info vous explique pourquoi.

Parce que les parties civiles estiment que les victimes ont été oubliées

Douze enfants ont été reconnus victimes dans l’affaire Outreau. Et pour ceux qui les représentaient à l’époque, avocats et associations, personne ne s’en souvient. Peut-être parce qu’à l’inverse des acquittés, ils n’avaient ni nom, ni visage. Pour les protéger, ceux-ci n’avaient pas été révélés dans les médias. « Douze mineur(e)s ont été totalement évacué(e)s du champ médiatique. Disparues, ces victimes ! Pendant dix ans, elles ont été diffamées, accusées de mensonges, sans pouvoir répondre puisqu’elles n’étaient pas majeures », écrit le journaliste Serge Garde, coauteur d’un livre avec Chérif Delay (1), l’une des douze victimes, sorti de l’anonymat en 2011.

« Dans ce dossier, on a assisté à un retournement complet, un mouvement de balancier frénétique », observe Marc Pantaloni, l’un des deux avocats qui représentaient les enfants au procès en appel à Paris.

Dans le documentaire qu’il consacre également à l’affaire, Outreau, l’autre vérité, diffusé (ndlr: jamais diffusé sur la télévision française) en 2013, Serge Garde suggère que ce retournement s’est opéré avant même le début du procès de Saint-Omer : pour une question de place, les enfants ont été placés dans le box des accusés et ces derniers dans le public. Le revirement de Myriam Badaoui, qui a innocenté treize des accusés au cours de l’audience, a achevé de mettre en doute les déclarations des victimes, dont la parole avait été jugée crédible, voire sacralisée, par la justice et les experts.

Au procès en appel à Paris, l’avocat général Yves Jannier va jusqu’à demander à l’un des enfants Delay s’il a été « violé par des Martiens », selon des propos rapportés par les parties civiles après l’audition, qui se tenait à huis clos. Pour enfoncer le clou, le procureur général près la cour d’appel de Paris, Yves Bot, présente ses excuses aux accusés dans la salle d’audience, avant même que leur acquittement ne soit prononcé.

Ce déni symbolique des victimes, tel que dénoncé par leurs défenseurs, se poursuit au-delà des procès. Dans son livre (2), le rapporteur de la commission parlementaire créée pour analyser ce fiasco judiciaire, Philippe Houillon, va jusqu’à parler maladroitement des « viols imaginaires » dont ont été victimes certains des douze enfants et pour lesquels ils percevront tout de même des indemnités à leurs 18 ans. Dans une lettre publiée en 2006, l’abbé Wiel interpelle les enfants Delay : « Je n’ai jamais cru un mot de vos salades, je n’ai jamais cru à vos récits de viols, et même jamais cru à la culpabilité de vos parents. » La vérité judiciaire est écornée de ce côté-là aussi.

« L’excès engendre l’excès », concède Hugues Vigier, qui défend aujourd’hui Daniel Legrand fils.

Parce que les enfants Delay persistent dans leurs accusations

Quatre adultes ont été condamnés et douze enfants ont été reconnus victimes. Certains font le calcul et sous-entendent qu’« il est difficile d’imputer autant de viols à ces quatre-là », comme l’écrit le journaliste Serge Garde. Citant Pierre Joxe, ancien ministre de l’Intérieur devenu avocat dédié à la défense des enfants, l’ancien reporter de L’Humanité estime que l’« on se retrouve, dans ce dossier, avec deux vérités judiciaires qui provoquent cette désagréable impression que l’on ressent lorsqu’on veut faire entrer de force ‘deux pièces’ dans un mauvais puzzle ».

C’est justement pour « terminer le puzzle » que Jonathan Delay, 21 ans, s’est constitué partie civile au procès de Daniel Legrand fils, après avoir refusé dans un premier temps d’y participer, dénonçant « une mascarade ». « Cela fait dix ans que j’attends cela. C’est une manière pour moi d’être enfin entendu et de m’expliquer avec la personne concernée [Daniel Legrand fils]« , se ravise-t-il sur RTL. A francetv info, il confirme : « Ce procès, on me le doit. » 

Dans son livre, Chérif Delay, également partie civile, explique ne pas avoir pu s’exprimer correctement aux précédentes audiences, notamment au procès en appel à Paris. Il raconte comment, sous le feu roulant des questions de la défense, il s’est muré dans le mutisme, bredouillant « je ne sais pas, je ne sais plus ». Le jeune homme, aujourd’hui âgé de 25 ans, persiste à accuser neuf adultes de l’avoir violé, sans les nommer. « Il a toujours considéré que les audiences lui avaient laissé un goût amer, confirme son avocat, Yves Monerris. Il voit dans ce nouveau procès une ultime chance d’essayer d’aller au bout de ce parcours judiciaire. » Au risque de mettre en cause d’autres acquittés ?

Les avocats des deux frères s’y engagent : ils n’iront pas sur ce terrain-là. « L’idée est d’avoir les débats les plus ouverts possibles, quitte à ce que cela se retourne contre nous », souligne Patrice Reviron, le conseil de Jonathan Delay.

Parce que des magistrats considèrent que l’instruction n’a pas été si mauvaise

Peu après l’acquittement général de 2005, des magistrats « fielleux et corporatistes continuent à distiller la suspicion (…) » , raconte Philippe Houillon. « Il n’y a pas de fumée sans feu. Certains d’entre eux ont eu bien de la chance. (…) Vous verrez, quand l’un d’eux replongera, que nous avions raison », les entend-il dire. L’avocat Philippe Lescène, qui défendait une acquittée d’Outreau, Sandrine Lavier, les appelle « les révisionnistes »« Ceux qui ne supportent pas que tout le monde ait été acquitté. Des gens qui ne connaissent pas le dossier. » 

La profession, durement critiquée après l’affaire, n’a-t-elle toujours pas digéré de voir l’un de ses membres – le juge Fabrice Burgaud - cloué au pilori par le pouvoir politique et médiatique ? L’institution judiciaire a largement dédouané les magistrats impliqués dans cette affaire. En 2006, l’Inspection générale des services judiciaires a estimé qu’ils n’avaient commis aucune faute « pouvant recevoir une qualification disciplinaire ». En 2009, le juge Burgaud a écopé d’une sanction a minima du Conseil supérieur de la magistrature. Autrement dit, l’instruction n’a pas été menée si mal que cela.
C’est d’ailleurs un syndicat de magistrats (FO) qui s’est joint à l’association Innocence en danger pour rappeler aux autorités judiciaires que la prescription allait être atteinte concernant le procès de Daniel Legrand fils. « Il était impossible de laisser prescrire une procédure alors qu’une juridiction avait été saisie [en 2003]. La responsabilité de l’Etat mais aussi des magistrats risquait d’être engagée« , se justifie le syndicat, joint par francetv info.
Pour autant, certains s’interrogent. Pourquoi les autorités judiciaires, qui s’étaient engagées, selon les avocats des acquittés, à ne jamais audiencer l’affaire de Daniel Legrand fils, ont-elles fait volte-face ? La justice veut-elle sa troisième manche ? Au parquet de Rennes, où le procès a été dépaysé, on dément tout esprit vindicatif. L’avocat général Stéphane Cantero « a repris le dossier de A à Z » pour que « tout soit mis sur la table ». Le président du tribunal, Philippe Dary, est quant à lui réputé pour « son calme et sa rigueur absolue ».
Un argument semble réconcilier parties civiles, défense et accusation : ce troisième acte est peut-être l’occasion de solder les comptes, d’en finir une fois pour toutes avec le dossier Outreau et le poison du doute qui l’habite depuis une décennie. « Ce procès est l’occasion de tordre le cou à tous ces vilains personnages qui distillent le venin de la culpabilité », plaide Hubert Delarue, qui représentait l’huissier Alain Marécaux et qui sera de nouveau sur les bancs de la défense à Rennes. Un magistrat extérieur à l’affaire confirme : « Le meilleur moyen de vider un dossier judiciaire, c’est encore devant la justice, avec le débat contradictoire. »
(1) Je suis debout, Chérif Delay (Le Cherche-Midi, 2011)(2) Au cœur du délire judiciaire, ce que la commission parlementaire d’Outreau a découvert, Philippe Houillon (Albin Michel, 2007).(3) La Méprise. L’affaire d’Outreau, Florence Aubenas (Le Seuil, 2005).

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