Tokyo a vu rouge après les propos d’une responsable de l’ONU dénonçant les lacunes de la lutte contre l’exploitation sexuelle des mineurs et la pédopornographie.
Il n’a fallu qu’un chiffre pour fâcher le gouvernement japonais. Qui a exigé d’une représentante des Nations Unies qu’elle retire, mercredi, ses déclarations sur la prostitution infantile dans l’archipel. Au terme d’une mission de huit jours, fin octobre, Maud de Boer-Buquicchio, rapporteure spéciale de l’ONU sur le trafic d’enfants et la pornographie impliquant des mineurs, avait affirmé que 13% des écolières japonaises acceptaient des rendez-vous rémunérés pouvant inclure une relation sexuelle. Une pratique communément appelée «enjo kousai» («aider et sortir ensemble») au Japon.
Ces propos ont été jugés «inappropriés et extrêmement regrettables» par le ministère des Affaires étrangères. Pour Tokyo, il est «inacceptable» que la représentante des Nations Unies cite des «informations non fiables» et non sourcées. Mardi, le porte-parole du gouvernement, Yoshihide Suga, a affirmé que le Japon «n’accepterait jamais» de telles déclarations susceptibles de «provoquer dans le monde des malentendus» sur les jeunes Japonaises. Quelques heures plus tard, Maud de Boer-Buquicchio a fait marche arrière et s’est rétractée.
«Un pays à part»
Les autorités japonaises n’ont pas mis autant d’énergie à commenter les autres informations de l’enquêtrice de l’ONU, bien plus consistantes. Ce chiffre de 13% est un peu l’arbre qui cache la forêt sur la sexualisation et la marchandisation des enfants dans l’archipel. «Nous ne savons pas d’où sort cette donnée, mais tout ce qu’a dit la rapporteure spéciale durant plus d’une heure de présentation publique est, hélas, correct et avéré, note Aiki Segawa, en charge du plaidoyer à Lighthouse, une ONG luttant contre les trafics humains et l’esclavage moderne. Le gouvernement s’est focalisé sur les 13%, mais il n’a pas opposé d’autres chiffres car il n’en a pas, et ne s’est jamais emparé sérieusement de ce problème d’exploitation sexuelle qui fait du Japon un pays à part. Il n’existe aucune enquête globale sur la pornographie infantile.»
En 2014, la police a comptabilisé 1 828 affaires et identifié 746 jeunes victimes. Soit trois fois plus de cas qu’en 2007. «Cette tendance à la hausse peut être due à un plus grand effort des enquêteurs, plutôt qu’à une réelle augmentation des crimes», tempère Hiromasa Nakai, en charge des relations publiques à l’Unicef-Japon. Il est en tout cas fort probable que ce nombre soit sous-évalué.
«JK Business»
Lors de la présentation de son enquête préalable à un rapport publié en mars prochain, Maud de Boer-Buquicchio a évoqué une «tolérance sociale et institutionnelle» face à la délinquance sexuelle autour des mineurs. Et déploré l’impunité «relativement élevée» des coupables par rapport aux pays développés. La juriste néerlandaise a suggéré que les «contenus pédopornographiques extrêmes (soient) interdits» dans les mangas, les dessins animés, les jeux vidéo. Ce que ne permet pas la nouvelle loi entrée en vigueur l’année dernière.
En rencontrant des victimes et des associations de lutte, la rapporteure spéciale s’est intéressée au «JK business». Cette pratique répandue où des hommes payent des lycéennes («Joshi Kosei») pour des promenades («JK osanpo»), des massages («JK rifure»), des séances photo qui s’achèvent parfois dans un love hotel. On peut les croiser dans les boutiques, bars et showrooms de Akihabara, ce quartier de l’est tokyoïte où se mêlent des geeks, des fans de cosplay (jeux de rôle en costumes) et de jeux vidéo.
Minibikinis sur sexes imberbes
Ce «JK business» n’est qu’une facette d’une vaste économie grise qui va des mangas aux magasins et hôtels spécialisés en passant par la vente d’images et de vidéos en ligne. Dans un rapport sévère en 2013, le département d’Etat américain écrivait que le Japon «continue à être une plaque tournante internationale pour la production et le trafic de pornographie juvénile». Les associations comme Lighthouse ou l’Unicef pointent le flou entourant la définition de la pornographie infantile. Elles listent les lacunes de l’arsenal juridique et les pratiques curieusement tolérées comme le «chaku-ero» : dans ces scènes photos ou vidéo, de jeunes enfants seulement vêtus de minibikinis couvrant à peine des sexes imberbes sont obligés de se mettre dans des positions scabreuses.
Sans chercher bien longtemps, on en trouve en deux clics, même sur des sites comme Amazon.jp. «Le chaku-ero n’est pas réglementé par la loi et pas considéré comme de la pornographie car les enfants ne sont pas entièrement nus, explique Aiki Segawa. Mais on constate que les enfants concernés ont tendance à être de plus en plus jeunes. Parfois, ils ont moins de 6 ans.» L’Unicef cite des cas de garçonnets et de fillettes de 2 ou 3 ans victimes de tels abus.
Face à cette commercialisation de la sexualité, les ONG viennent d’envoyer une pétition au ministère de la Santé pour revoir la loi sur la protection de l’enfance et pousser les autorités à «réellement agir», espère Aiki Segawa. Le gouvernement n’a pas fini de se fâcher.