Libération révèle comment l’Elysée a fait pression pour imposer la thèse du suicide. Entretien avec la veuve du juge Borrel.
(Photo: La veuve Borrel le 18 mars à Paris (Audrey Cerdan/Rue89)
Trois dossiers judiciaires sont en cours : celui sur l’assassinat du juge (les expertises ayant prouvé l’impossibilité du suicide), celui sur une subornation de témoins (deux responsables djiboutiens ont été condamnés l’an dernier) et celui sur les pressions sur la justice.
Comme le révèle Libération ce mercredi, l’ancien chef de la cellule africaine de Jacques Chirac, Michel de Bonnecorse, ainsi que l’ancien conseiller juridique du président, Laurent Le Mesle, actuel Procureur général de Paris, ont tout fait pour freiner les juges, afin de privilégier, contre toute vraisemblance, l’hypothèse du suicide. Pour Rue89, Elisabeth Borrel revient sur ces quatorze ans de combat, seule contre l’Etat.
Libération révèle ce mercredi de nouveaux éléments sur les manoeuvres des conseillers de l’Elysée, sous Jacques Chirac, pour étouffer le travail des juges d’instruction qui ont enquêté sur la mort de votre mari. Quel sentiment cela vous inspire ?
C’est presque un sentiment de dégoût, parce que pour moi le président de la République -qui est dans nos institutions le garant de l’indépendance de la magistrature- a en fait utilisé ces informations pour, à partir de 2004 en tout cas, essayer de manipuler les journalistes… pour faire pression et éviter que le dossier aille à son terme.
Quelle manoeuvre vous a le plus choquée ?
Ce qui m’a le plus choqué, c’est la demande de M. Lafaille [ex-journaliste, Chris Lafaille est l’auteur de « Aux portes de l’enfer – L’inavouable vérité sur le juge Borrel », ndlr] à M. de Bonnecorse [chef de la cellule africaine de l’Elysée, ndlr], en lui expliquant le projet de contre-enquête qu’il avait, qui était très clair dans son esprit, en donnant la parole à des gens qui ne l’avaient jamais eue.
On met alors des fonctionnaires à son service, à qui on dit qu’on les lève de tout secret, pour qu’ils puissent parler à cet individu. C’est ce qui m’a le plus choqué : que l’Elysée puisse donner des éléments à un journaliste pour qu’il instruise une contre-enquête sans s’assurer des éléments contraires à ce qu’il racontait et alors que l’Elysée savait parfaitement que c’était une affaire criminelle…
Vous voulez dire que le projet de ce livre, le synopsis, a été validé par la présidence de la République ?
En tout cas, la présidence de la République a apporté une aide et un concours particulièrement efficace au journaliste. Sur le fond, je ne dirai pas que c’est particulièrement efficace, parce que le livre est à mon avis très partial, ce dont je me suis toujours bien gardée. J’ai toujours essayé de garder la tête froide, de réfléchir et d’envisager beaucoup d’hypothèses, ce qui n’est pas du tout le cas de ce journaliste-là.
Un des enjeux était-il que la vérité judiciaire de l’assassinat -qui existe depuis 2002- ne sorte pas du cabinet des juges d’instruction ?
Je pense qu’ils ne voulaient absolument pas que l’assassinat soit démontré et qu’ils ont toujours, toujours nuit à l’instruction. Soit par une instruction partiale et orientée, soit en essayant de nuire aux éléments de preuves qu’on avait de l’assassinat. Il fallait absolument détruire cette vérité.
Dans ces manipulations, il y a aussi des avocats qui sont mis à contribution, à Djibouti et en France…
C’est assez amusant de voir que notamment l’un d’entre eux, entendu dans la plainte pour subornation de témoins, a dit au juge d’instruction qu’il ne s’occupait pas de politique et que dans ce dossier, il était intervenu juste pour accompagner un témoin rédiger une attestation chez un notaire, pour démolir le témoignage d’Alhoumekhani.
Juste avant, il se rend chez l’ambassadeur de France, pour dire que M. Guelleh (le président djiboutien, ndlr) est furieux, que les autorités djiboutiennes sont scandalisées de ce qui se passe en France, que les autorités françaises sont responsables de tout ça. Et deux jours plus tard, cet avocat est à l’Elysée dans le bureau du général Bentegeat (chef de l’état-major particulier du Président, ndlr), pour expliquer que ce témoin vu à Bruxelles est manipulé. Et que des avocats s’occupent « d’organiser la riposte » et notamment maître Szpiner…
Parlons de la subornation de témoins. Deux hauts responsables djiboutiens ont été condamnés l’an dernier. Et aujourd’hui, vous affirmez que le commanditaire de cette opération est le président djiboutien, Ismaël Omar Guelleh…
Nous le savons. Nous avons des documents qui démontrent que maître Martinet s’est beaucoup agité auprès de l’ambassade de France à Djibouti, en expliquant que ce témoin de Bruxelles raconte n’importe quoi… et qu’on allait bientôt prouver autre chose.
On a aussi un courrier de maître Szpiner, du 19 janvier 2000, donc sur les quelques jours entourant la déposition d’Alhoumekhani à Bruxelles. Maître Szpiner écrit : « M. Iftin pourrait utilement être entendu, c’est quelqu’un qui peut coopérer et dire ce qui s’est passé. » M. Iftin est celui qui fera un témoignage contre Alhoumekhani (militaire qui a fait des révélations sur l’assassinat, ndlr) à Djibouti. (Voir la vidéo tournée en mars 2008)
[dailymotion]http://www.dailymotion.com/video/x4pulp_au-proces-borrel-le-recit-des-oppos_news?start=1[/dailymotion]
Pourquoi Jacques Chirac, alors président de la République, soutient une telle position ?
J’ai la conviction, maintenant que l’assassinat a été reconnu et que Djibouti n’a pas renvoyé de coopérants, que ce n’est pas le problème des relations en Djibouti et la France. Parce que si c’était ça, il y a longtemps qu’on ne serait plus à Djibouti. Donc, je ne sais pas. C’est une bonne question qu’il faut peut-être aller lui poser à lui.
Allez-vous demander à ce que Jacques Chirac soit convoqué par la justice ?
Il y a déjà pas mal de personnes à entendre avec les éléments que mes collègues de l’instruction ont obtenu. Bien qu’on ait tout fait pour qu’elles n’aillent pas les chercher. Ensuite, je pense que ça serait intéressant d’entendre M. Chirac. Ce que je n’arrivais pas à concevoir, c’est pourquoi M. Chirac voulait à tout prix donner la copie du dossier criminel de mon mari à Djibouti.
C’est quelque chose que je n’arrive pas à comprendre : c’est rare un assassinat de magistrat. Bernard est intervenu dans un dossier terroriste. Et le chef de l’Etat fait tout dans un premier temps pour étouffer les choses. Et s’applique, une fois la vérité de l’assassinat apparue, à mettre à bas cette vérité qu’il ne veut pas voir perdurer. Je ne sais pas dans quel but, je ne sais pas ce qu’il fallait cacher, mais manifestement, mon mari avait eu connaissance de dossiers pas très reluisants.
En juin 2007, Nicolas Sarkozy vous avait donné des assurances en vous recevant à l’Elysée. A-t-il tenu parole ?
Absolument. Il a demandé mon audition à la Cour internationale de La Haye, qu’il n’a pas obtenue car les Djiboutiens s’y sont opposés. Sur le secret défense, il s’était engagé à le lever. Depuis, Mme Clément (juge d’instruction en charge du dossier principal, ndlr) a demandé la levée du secret défense sur certains documents, elle l’a obtenue. Je pense qu’il en reste encore à déclassifier, notamment toute la période 1994-1997.
Quatorze ans après les faits, vous attendez encore quelque chose de la justice française ?
J’attends qu’on aille au bout de ce dossier, parce qu’on a les moyens d’y aller. Il y a beaucoup de Français -et parmi eux des autorités- qui ne parlent pas. Quand on a connaissance d’un crime, chacun doit le dénoncer. Je crois que tous les documents que l’on a maintenant sont quand même très graves au regard de ces faits-là, car on a le sentiment que le chef de l’Etat s’est bien gardé de dénoncer quoi que ce soit et, au contraire, a fait perdurer une version officielle qui était complètement délirante.
A gauche comme à droite, peu de responsables politiques vous ont soutenue, à de rares exceptions près. Vous attendez un sursaut de leur part ?
Ecoutez, soit on est dans une démocratie, soit on n’y est pas. S’il n’y avait pas eu de juge d’instruction, il n’y aurait pas eu de dossier Borrel. C’est une certitude. Quand on voit le temps qu’il a fallu pour que le parquet accepte de dire qu’il s’agit d’une affaire criminelle. Les premières expertises datent de novembre 2002. Le communiqué est du 19 juin 2007. Cinq ans après… en laissant passer plein d’articles sur des mobiles au « suicide » de mon mari, les plus infamants possibles. On a parlé de sa « pédophilie ». C’est dramatique. Moi, j’ai le sentiment qu’on est encore dans une démocratie. Il faut qu’on y reste et je me battrai pour cela, dans ce dossier là comme dans les autres.
Source: http://www.rue89.com/2009/03/18/affaire-borrel-chirac-a-tout-fait-pour-etouffer-les-choses
(audios à récupérer)