Les agressions sexuelles contre les mineurs ne se comptent plus. Des ONG avancent une moyenne de 71 enfants violés par jour. Les tabous sont brisés et les Marocains osent en parler plus librement. Mais les lois sanctionnant la pédophilie ne sont pas toujours appliquées d’une façon ferme. Il n’y a pas de juges spécialisés, et il arrive que des familles ne dénoncent que tardivement lorsqu’il s’agit d’agression sexuelle.
A Taroudant, 7 mai 2013. Une fillette de deux ans, Fattouma ElGhandour, est enlevée, violée et assassinée. Le fait est assez grave pour susciter l’indignation de l’opinion publique, et une grande mobilisation des associations de défense des droits des enfants, et des médias. Secouée par cette nouvelle affaire de pédophilie, l’ONG «Touche pas à mon enfant» (TPAME), la première association contre la pédophilie au Maroc créée en 2004 par Najat Anwar, affiche depuis la date de cet ignoble crime, sur son site et sur sa page Facebook, un appel demandant «la mobilisation de toute personne inquiète quant au devenir de nos enfants, suite au viol et à l’assassinat de la jeune fille à Taroudant. L’atrocité et la barbarie n’ont plus de limites. Des faits divers tels que celui-ci sont relatés chaque jour par la presse».
Plutôt qu’un fait divers, enlever un bébé de deux ans, l’étouffer jusqu’à ce que mort s’ensuive après en avoir abusé sexuellement est un crime odieux, innommable, qui exprime un malaise social profond, et interpelle toute la société. «L’accusé, un trentenaire, est actuellement écroué à la prison civile d’Aït Melloul à Agadir dans l’attente de son procès. Son cas est assez grave, il passera devant une juridiction pénale, à la Chambre criminelle de la Cour d’appel d’Agadir», déclare à La Vie éco Salah Gnaoui, coordinateur de l’association TPAME.
L’image d’Epinal d’une paisible cité dont raffolent les touristes en mal d’exotisme est écornée ; la ville n’en est pas à sa première ni à sa dernière affaire de pédophilie. La dernière en date eut lieu trois semaines après ce crime : le 30 mai, la police judiciaire met la main sur un dénommé Aouita, 51 ans, vendeur à la sauvette de son état, marié et père d’un enfant. Sa victime est un élève de 11 ans. Un jour de cette fin du mois de mai, le père découvre une somme d’argent dans la poche de son garçon, l’interroge pour en savoir l’origine, le petit Abdessamad avoue : le vendeur des victuailles avait l’habitude de l’amadouer par de l’argent et de l’entraîner chez lui pour en abuser sexuellement. C’est le tribunal de première instance qui jugea l’affaire, l’accusé écopa d’un an de prison ferme. Une peine jugée légère, le coupable n’a pas usé de violence, certes, mais l’article 484 du code pénal est beaucoup plus sévère : «Est puni d’un emprisonnement de deux à cinq ans tout attentat à la pudeur consommé ou tenté sans violence sur la personne d’un mineur de moins de 18 ans…».
Trois affaires de pédophilie en 48 heures à Tétouan !
Quelques questions s’imposent : y a-t-il recrudescence des actes de pédophilie au Maroc, ou est-ce seulement les langues qui commencent à se délier, et la presse qui ose de plus en plus en parler ? Pourquoi de tels actes deviennent un véritable phénomène de société ? Et, enfin, les services de police et la justice s’acquittent-ils de leur devoir pour rendre justice aux victimes et à la société ?
Commençons par l’ampleur du phénomène. Ce chiffre d’abord avancé par TPAME : «Environ 26 000 mineurs sont violés chaque année, une moyenne traumatisante de 71 enfants par jour !». Et l’association de tirer la sonnette d’alarme : il s’agit de «crimes odieux perpétrés en l’absence d’une politique gouvernementale efficace et efficiente capable de parer à cette tragédie qui menace l’avenir de nos enfants». En effet, il ne se passe pas un jour sans que la presse nationale n’informe sur des cas de viols sexuels commis sur des mineurs, des deux sexes. Et ce sont souvent des cas avérés, avec preuve à l’appui. Pour ces deux derniers mois (mai et juin), la liste est longue : il y a d’abord les deux affaires de Taroudant susmentionnées, mais il y en a eu d’autres. Le 14 juin courant, selon le quotidien arabophone Al Ahdath Al Maghribia (du 17 juin), la Gendarmerie d’Al Youssoufia a ouvert une enquête à propos d’un viol, qui a causé une hémorragie, perpétré par un individu de 39 ans, natif de la même région, sur un enfant de moins de quatre ans. Reconnu lors de l’interrogatoire par la victime, l’accusé passe aux aveux. Il est incarcéré dans l’attente de son procès. La ville de Tétouan a connu en l’espace de 48 heures trois affaires de pédophilie, dont la presse a fait écho dans ses éditions du 20 juin courant. Sans oublier le cas de Wiam qui a eu lieu le 16 avril aux environs de Sidi Kacem. Un crime encore vivant dans les esprits, cette fillette de 10 ans ayant été violée et battue à coup de faucille par un voisin du quartier âgé de 45 ans. L’affaire a donné lieu à une grande manifestation à Casablanca le 5 mai.
De tous ces cas avérés, certains sont toujours devant les tribunaux, d’autres déjà jugés, mais des dizaines de cas, à la même période, n’ont pas été dénoncés, ne sont pas médiatisés, et les pédophiles ne seraient peut-être jamais arrêtés, les parents ou les tuteurs de ces enfants se résignent et vivent le drame dans la souffrance. Les associations dédiées aux agressions sexuelles contre les enfants ne peuvent, en effet, recenser, dénoncer, se porter partie civile et assister juridiquement et psychologiquement que les cas qu’ils reçoivent. Interrogée par La Vie éco, Najat Anwar, présidente de TPAME, convient que les cas de viols se multiplient mais maintenant «les tabous sont brisés et les gens osent en parler plus librement. Mais ceci n’explique pas pour autant la recrudescence inquiétante du phénomène». Cela pour l’ampleur du phénomène. Quid de l’application de la loi ? Les juges sont-ils sévères ou indulgents dans le traitement de ces affaires ? Les textes sont clairs : la peine d’une agression sexuelle contre un mineur peut aller de deux à 30 ans de prison ferme, selon le code pénal marocain (de l’article 484 à 487), sauf que l’application de ces textes n’est pas uniforme. Elle est tributaire de la formation et de la personnalité du juge, et de la pression de l’opinion publique. «Au sein d’un même tribunal, on peut trouver deux jugements différents dans deux affaires de pédophilie similaires. Dans certains cas, il y a indulgence et le juge applique les circonstances atténuantes, dans d’autres il y a fermeté. Les tribunaux n’appliquent pas les lois de la même manière dans toutes les villes, dans ces affaires comme dans d’autres», s’insurge Mohamed Messaoudi, avocat de l’association TPAME à Casablanca.
A titre d’exemple, dans la région de Gharb Chrarda-Bni Hssen en 2011, l’association TPAME a enregistré 130 affaires de pédophilie portées devant la justice (une augmentation de 30% par rapport à 2010) : 97 personnes ont été condamnées à des peines de prison ferme, 18 à des peines de prison avec sursis, 12 personnes ont bénéficié d’un non-lieu.
Le seul accusé qui a écopé d’une lourde peine cette année dans cette même région est un Espagnol ; il fut condamné à 30 ans de prison. Il a été accusé d’avoir commis une série d’actes pédophiles sur une dizaine de mineurs. Najat Anwar considère qu’il y a encore des efforts à faire, tant par la police judiciaire que par les tribunaux, pour une application stricte de la loi, et la société civile a un rôle important à jouer dans ce sens. «Nous pensons, estime-t-elle, que nous pouvons optimiser le travail de ces deux instances par le biais de partenariats avec les représentants de la société civile pour une meilleure synergie». Cela dit, en ce qui concerne les jugements, nuance-t-elle, «il y en a qui sont exemplaires et méritent notre estime».
Dans beaucoup de cas, les agresseurs sont des membres de la famille
Indulgence dans certains cas, fermeté dans d’autres, Me Messaoudi relève deux raisons à cela : d’abord il n’y a pas de juges spécialisés, «certains ne demandent même pas d’expertise sur la victime. Or, ces affaires de viol, à cause de leur gravité et de la souffrance qu’elles provoquent, demandent des juges bien formés en la matière, et beaucoup de fermeté dans l’application de la loi».
Deuxième raison : il arrive que des familles ne dénoncent que tardivement lorsqu’il s’agit d’agression sexuelle sur des mineurs, «et donc le tribunal, vu le temps qui s’est écoulé, se trouve devant des accusations, en l’absence de flagrant délit, sans preuve, et l’accusé de bénéficier d’un non-lieu, d’un sursis, ou d’une liberté provisoire dans l’attente du procès». Une chose est sûre : même si les juges sont formés et fermes à l’égard de ces actes, qu’ils prononcent des condamnations exemplaires, il est peu certain que le nombre d’agressions sexuelles diminue.
L’éducation et la prévention sont donc nécessaires. Car, en fait, on doit s’interroger : comment protéger un enfant des abus sexuels quand lui-même n’a jamais été éduqué pour connaître ce qu’est la sexualité ? Comment dans ce cas pourrait-il dénoncer son agresseur, ou même soupçonner ses agissements ? Les prédateurs sexuels sont parmi nous, dans la famille, parmi les amis, les proches… Pour Ahmed El Hamdaoui, psychologue et psychocriminologue, «les agresseurs sexuels font le plus souvent partie du milieu de la victime, dans la majorité des cas ils connaissent l’enfant. L’inceste est fréquent : père, frère, oncle…». Et le psy de confirmer que «souvent, l’agresseur possède un pouvoir sur l’enfant et exploite sa confiance dans la famille, le milieu scolaire, un milieu de loisirs… D’ailleurs, le kidnapping d’un enfant par un étranger pour en abuser sexuellement est un cas rare». Mais le plus grave est le traumatisme psychologique ressenti par la victime et sa famille.
Jaouad Mdidech. La Vie éco