Titre d’origine: « Ces enfants transgenres qui « ne sont pas nés dans le bon corps » »
Ryan, Sade, Amya, se sentent appartenir au genre opposé à leur sexe physique. Une clinique pionnière de Chicago prend en charge dès l’âge de 3 ans, ces enfants qui n’entrent pas dans les cases.
(Photo: Amya, 14 ans. (Mariah Karson pour le Nouvel Observateur)
De notre envoyée spéciale à Chicago
Sabrina a sorti les photos de classe de son fils, Ryan, depuis son entrée en maternelle. A 3 ans, c’est un petit garçon blond, aux cheveux très courts et au regard sérieux. Puis les cheveux s’allongent, retenus par une barrette. Les vêtements se féminisent. Sur le cinquième cliché, on voit une jolie fillette aux longues mèches blondes qui porte un chemisier ultra-girly.
Ryan a aujourd’hui 11 ans. On la rencontre dans ce petit pavillon de la grande banlieue de Chicago, où ses parents se sont installés pour lui permettre de bénéficier d’une école plus tolérante que celle du quartier ouvrier où ils habitaient jusque-là. Dans cette salle de jeux remplie de poupées, de peluches et de bijoux, c’est une préado bien dans sa peau, potelée et volubile, qui adore les bracelets brésiliens et les soirées pyjamas avec ses copines. Elle dit juste qu’elle se sent comme « une fille dans son coeur et un garçon dans sa tête ». Pour ses parents, Ryan est une « tomgirl », une fille manquée, comme il existe des « tomboys », des garçons manqués, insiste Sabrina, qui considère que leur enfant se situe dans « une zone grise » :
Aujourd’hui, elle se comporte en fille, mais, contrairement aux enfants transgenres, elle ne rejette pas son sexe. On l’aime et on la soutiendra, quoi qu’elle choisisse. Mais personne ne sait comment elle évoluera. »
Ryan est suivie au Lurie Children’s Hospital, le grand hôpital pédiatrique de Chicago, au sein du service spécialisé « dans le genre et la sexualité » créé il y a un an par le docteur Robert Garofalo. Sa clinique, la quatrième de ce type aux Etats-Unis et la première du Midwest, prend en charge soixante-quinze enfants qui, comme Ryan, présentent une « dysphorie du genre », le terme utilisé aux Etats-Unis pour parler de ceux qui ne se sentent pas en adéquation avec leur sexe de naissance.
Un petit garçon qui aime porter des robes
De jeunes garçons qui se comportent comme des petites filles, des petites filles qui veulent vivre comme des garçons et, entre les deux, toute une palette de nuances. Le plus jeune a 4 ans. C’est un petit garçon d’origine hispanique qui aime porter des robes, terriblement malheureux depuis que son père lui a coupé les cheveux. Un autre, à 13 ans, hésite sur son identité : un jour il se sent fille, le lendemain, garçon.
Et pourquoi pas ? Nous leur disons que ce n’est pas grave, affirme le docteur Scott Leibowitz, pédopsychiatre. Nous leur expliquons qu’ils peuvent être qui ils veulent, et que cela ne doit surtout pas affecter les autres aspects de leur vie. »
Ici, on considère le genre comme un spectre large, une entité « fluide », qui évolue dans le temps, et ne se laisse réduire à aucune case…
Notre monde nous enferme dans des concepts binaires. Il faut être un homme ou une femme, un mâle ou une femelle. Mais de nombreux enfants n’entrent pas dans ces cases. Cela met les gens mal à l’aise, mais c’est comme ça ».
Dans l’équipe du « docteur G. », comme l’appellent affectueusement ses patients, un pédiatre, une assistante sociale, un endocrinologue, un pédopsychiatre et une psychologue proposent une approche pluridisciplinaire, avec toujours, en toile de fond, une immense bienveillance.
Evidemment, vue des Etats-Unis, la polémique française sur le genre paraît complètement désuète. N’en déplaise à ceux qui s’indignent qu’on puisse simplement questionner la frontière entre les sexes et refusent qu’on diffuse dans les écoles – et même à la télévision ! – un film comme « Tomboy », portrait sensible d’une petite fille garçon manqué, cette approche psychorigide est totalement hors de propos.
Quel prénom ? Quelles toilettes ?
Voilà plusieurs années qu’aux Etats-Unis, mais aussi aux Pays-Bas, en Belgique, en Argentine ou encore au Canada, la question des enfants transgenres se pose dans les écoles, les lycées et les universités, entraînant mille débats. Qu’est-ce qui caractérise un garçon, qu’est-ce qu’une petite fille ? Jusqu’où faut-il encourager la détermination des enfants ? Doit-on les appeler par le prénom qu’ils se sont choisi, alors que l’état civil refuse de leur donner raison ?
Et enfin, question qui pourrait – à tort – passer pour dérisoire : quelles toilettes ces enfants doivent-ils utiliser à l’école ? « M’autoriser à aller chez les garçons, c’est me reconnaître pour ce que je suis », dit Sade, 15 ans, adolescent aux cheveux ras et au visage fermé, bouleversé d’avoir reçu un avertissement pour avoir utilisé les sanitaires des garçons dans son lycée. On lui a proposé des toilettes « neutres », dont il fallait demander la clé. « C’était trop ostentatoire. Je ne veux pas attirer l’attention sur moi de cette manière. » La petite Ryan aussi s’est vu refuser l’accès aux lavabos des filles. « C’est le côté puritain des Américains, s’enflamme son père. Mais de quoi peuvent-ils bien avoir peur ? »
Le docteur G. intervient souvent dans les établissements scolaires, pour expliquer, rassurer, dédramatiser. « L’idée, c’est d’avoir une approche globale avec l’enfant bien sûr, mais aussi toute la famille, et l’école. C’est tout le système dans lequel vivent ces enfants qu’il faut prendre en compte, explique-t-il. Pour les parents, c’est une souffrance inimaginable d’élever un enfant transgenre… »
Dépression, drogue, suicide…
Extraverti et chaleureux, ce médecin spécialiste de la lutte contre le sida est terriblement ému quand il évoque le sujet : il en a tant rencontré de ces jeunes transgenres rejetés par leur famille, confrontés à la dépression, la drogue, la prostitution, le suicide et l’automutilation. « J’en avais assez de soigner des ados transgenres malades du sida. » C’est pourquoi il a créé cette clinique qui accueille les patients dès 3 ans, afin de « les traiter comme des enfants, et de tout mettre en oeuvre pour leur permettre de grandir dans un environnement sûr ».
Le centre, installé dans de vastes locaux au deuxième étage du plus prestigieux hôpital pédiatrique de Chicago, financé par deux figures de l’establishment – elles-mêmes adultes transgenres -, n’a rien d’une obscure officine : « J’ai expliqué que d’ici cinq à dix ans il y aurait des centres comme celui-là dans tous les hôpitaux. L’hôpital a parfaitement compris l’intérêt d’être pionnier », explique Bob Garofalo, dont la clinique devrait avoir doublé de taille dans deux ans.
- En Argentine, Manuel, 6 ans, est officiellement devenu Luana. Une première, pour un enfant si jeune. (REUTERS/Stringer)
Combien de jeunes sont concernés ? Aucune étude ne porte spécifiquement sur les enfants. Une enquête menée à San Francisco il y a deux ans évalue à près de 2% la proportion de lycéens et à 1% celle d’étudiants qui se définissent comme transgenres ou se disent concernés par des troubles du genre. Une autre, menée à Montréal, affiche des taux plus importants. Mais ne pas cerner l’ampleur du sujet autorise-t-il pour autant à le passer sous silence, encourageant les fantasmes mais interdisant toute prise en charge ?
Invisibilité totale en France
« En France, c’est le néant, soupire Julie Mazens, cofondatrice du site TXY Libre d’être soi.On n’a aucune donnée, car chez nous tous ces enfants sont contraints à une totale invisibilité. » Et quand un pédopsychiatre accepte un patient, en toute discrétion, c’est souvent avec l’idée, largement imprégnée de psychanalyse, de le guérir.
Rien de tel aux Etats-Unis, où la plupart des médecins, comme le docteur Garofalo, refusent de considérer la « dysphorie du genre » comme une maladie. Ici, on ne « soigne » pas, on accompagne : « Il ne viendrait plus à l’idée de quiconque de soigner l’homosexualité », explique le médecin. En 2012, l’Association américaine de Psychiatrie a sorti les « troubles de l’identité du genre » de la liste des maladies mentales. Des mouvements d’étudiants, parmi les plus radicaux, exigent même la reconnaissance d’un troisième pronom personnel, ze, à côté de he (« il ») et she (« elle ») !
Tout de même, on s’interroge. Que des adultes décident de changer d’identité, soit. Mais est-il raisonnable de prendre en charge le désir d’enfants si petits ? Que peut savoir un enfant de 4 ans de son identité ?
La formation du genre est précisément une question pédiatrique, rétorque Robert Garofalo. Il ne se construit pas à l’âge adulte, ni même à l’adolescence, mais à 3, 4, 5 ans. »
A 2 ans déjà, Ryan flashait sur le rose et les paillettes et se déguisait en Blanche-Neige. Son pyjama sur la tête en guise de longue chevelure, il chantait « Un jour mon prince viendra ». Plus tard, quand leur entourage a taxé les parents de complaisance, ils ont ôté tous les jouets de fille de la chambre de leur enfant. « On me disait que je ne passais pas assez de temps avec lui », raconte Chris, le père, qui l’emmène alors jouer au football américain : « Peine perdue ! Ryan dansait sur la pelouse au lieu d’attraper la balle. »
Les parents sont-ils responsables ?
Les parents sont-ils responsables de ces « troubles » ? « Les psychiatres me renvoyaient une image qui ne nous correspondait pas, dit Sabrina. Je ne suis pas dominatrice. Mon mari n’est pas effacé. Et non, je n’ai jamais rêvé d’avoir une fille. » Des médecins leur parlent d’une clinique réputée au Canada, qui pourrait peut-être « guérir » leur enfant. La liste d’attente est longue. Ils hésitent, puis laissent tomber. La rencontre avec le docteur G. a été une délivrance : « Ryan n’est pas malade. Pourquoi ne pas la laisser explorer son identité ? »
Contrairement à une idée reçue, la plupart des enfants avec des dysphories du genre ne deviennent pas des adultes transsexuels… Ni d’ailleurs des homosexuels :
Ce sont deux sujets différents. Certaines personnes ne sont pas nées dans le bon corps, et cela n’a rien à voir avec l’attirance qu’elles peuvent avoir pour l’un ou l’autre sexe, insiste le docteur Leibowitz. Dans les groupes de parole, les parents veulent savoir comment leur enfant va évoluer. Mais personne ne peut le prédire. »
Mais faut-il céder aux demandes d’un jeune enfant, au risque de l’influencer ? Le docteur Lisa Simmons, spécialiste de l’adolescence, ne nie pas la difficulté. Tout, pour elle, réside dans la finesse du diagnostic : « Une dysphorie du genre, pour être avérée, doit répondre à trois critères, explique-t-elle. Un : elle doit être persistante. Deux : constante. Trois : insistante. » A partir de là seulement le patient entrera dans un processus de « transition » vers l’autre sexe, comme disent les transsexuels. Comment faire qu’elle s’accomplisse au mieux ? Là encore les experts sont rares, et la littérature, bien maigre. Il s’agit plutôt de codes de bonne conduite, établis par les rares médecins qui s’intéressent au sujet.
La « transition sociale »
La première phase n’est pas médicale ; c’est ce que les médecins appellent la « transition sociale » : permettre à l’enfant de s’habiller comme il veut, de changer de nom pour ses proches s’il le souhaite. Quand, à 7 ans, Ryan a demandé à se déguiser en princesse pour la soirée d’Halloween, Sabrina, qui avait déjà cédé sur les robes à la maison, a décidé qu’il était temps de cesser de lutter contre l’évidence et de la laisser vivre sa vie. « Quel mal y a-t-il à ça, après tout ? L’essentiel, c’est qu’elle soit bien dans sa peau. »
Deuxième étape, à l’entrée de l’adolescence : le traitement qui va bloquer la puberté. Très controversés – notamment en France -, ces inhibiteurs peuvent être administrés aux Etats-Unis dès 12-13 ans sur simple consentement écrit du patient. Avantage : ils n’entraînent pas, selon ces médecins, d’effets irréversibles ; si l’enfant suspend son traitement, la puberté reprendra son cours. « C’est une manière d’appuyer sur le bouton pause », explique le docteur G., qui préconise d’administrer le traitement de façon précoce, avant l’apparition des premiers signes de la puberté, souvent très douloureusement vécus par les enfants transgenres.
Troisième étape : à 15 ans, Ryan devra faire un choix. Redevenir un garçon ou prendre des hormones qui lui permettront d’amorcer sa transformation en femme. « On n’en est pas encore là, dit Sabrina. Chaque chose en son temps. »
Ce corps qui trahit
Cette troisième étape, lourde de conséquences, Sade, le garçon manqué qui ne supporte plus ce corps qui le trahit, s’apprête à la franchir. Avant d’entreprendre son traitement, il a rencontré par trois fois un psychologue à la clinique. Est-ce assez ?
Ce n’est pas un problème mental. Quand tu sais qui tu es, tu n’as pas besoin de psy », rétorque-t-il, avec le ton tranchant de ses 15 ans.
A 11 ans, Sade a d’abord cru être lesbienne. En fouillant sur internet, elle découvre que c’est plus compliqué. « Pour les gens comme nous, le web a tout changé. J’ai découvert ce qu’était la dysphorie du genre, dont je n’avais jamais entendu parler. Et surtout que je n’étais pas seule. » Sa rencontre avec le docteur G. a été une seconde naissance : « Je n’osais pas y croire. Pour la première fois, on me comprenait d’emblée et je n’avais pas à tout expliquer. »
Sade se comporte en garçon, exige que ses parents le traitent comme tel et les foudroie du regard quand ils se trompent. Mais de temps en temps, il/elle ne s’interdit pas de mettre du vernis à ongles…
L’opération : pas un passage obligé
Comme de nombreux transgenres, Sade se définit comme un être « neutre », qui refuse d' »entrer dans une boîte » et veut « juste » être lui-même. Ses parents sont tombés des nues quand leur enfant leur a avoué qu’il cachait ses seins sous des bandages. Aujourd’hui, ils soutiennent Sade de leur mieux, même si la rapidité de sa décision et le coût des traitements (qui ne sont pas pris en charge par leur assurance) les effraient : 3.000 dollars pour les tests hormonaux, 1.000 dollars pour les injections, sans parler des consultations. « On ne sait pas très bien combien cela va finir par coûter, mais ça peut vite devenir un problème, murmure Tom, le père. Je voudrais qu’on puisse gagner du temps. Sade est si jeune. Et s’il changeait d’avis ? »
Ne rien commettre d’irréversible. C’est l’obsession de tous les parents, avant l’ultime étape : la chirurgie. Sade ne l’envisage pas pour l’instant. Pour Ryan, il est bien trop tôt pour y penser. Le docteur Garofalo est d’ailleurs loin d’être un prosélyte du bistouri. « La chirurgie n’est pas du tout une étape obligée. De nombreux adultes transgenres sont parfaitement à l’aise avec leur corps et ne ressentent ni le besoin ni l’envie d’être opérés. »
Un jour, des parents lui ont demandé d’opérer leur fils de 9 ans ! « Ils prétendaient que si je ne lui créais pas un vagin, il allait se suicider. J’ai répondu qu’il n’en était pas question. Je ne suis pas fou ! » Quelquefois, pourtant, ce choix aussi radical que rarissime est vital.
Ce sexe qui lui fait horreur
A 14 ans, Amya attend comme une libération l’opération qui la délivrera de ce sexe de garçon qui lui fait horreur : « Il faut que ça parte, le plus vite possible », dit cette jolie Black qui rêve de devenir mannequin. Elle devra attendre sa majorité, mais sa volonté semble inébranlable. Quand elle est née, Amya s’appelait Ariel : un petit garçon qui voulait toujours imiter sa soeur jumelle et rêvait de devenir pom-pom girl au lieu de jouer au foot. L’ado raconte une enfance solitaire, les brimades, une angoisse sourde et mystérieuse. Ses résultats scolaires s’en ressentent. Il redouble.
A 11 ans, Ariel avoue à sa mère qu’il aime un garçon. Convaincue depuis longtemps que son fils est gay, elle le rassure : « Ce n’est pas grave. » Mais, pour le père d’Ariel, c’est trop violent. « Il a dit que notre fils était trop jeune, qu’il n’était pas question d’en discuter. » Convaincu d’être une fille, Ariel décide cependant de ne plus jamais parler de son « problème » : « Je voulais que ma famille soit heureuse. » Ses parents se séparent, puis se remarient deux ans plus tard. Le jour de la noce, Ariel, 13 ans, qui aurait tant voulu mettre une jolie robe, s’isole et pleure toutes les larmes de son corps.
Pour sa mère, c’est le déclic. « J’ai réalisé combien mon bébé allait mal. » Elle finit par consulter. Le verdict tombe, catégorique : « Ariel n’est pas né dans le bon corps. » A 13 ans, Ariel est devenu Amya, au moins pour ses proches. Visiblement, ses années de souffrance ont laissé des traces. Elle a peu d’amies, rêve de déménager. Elle voudrait tant pouvoir prendre un nouveau départ… « Si seulement j’avais su plus tôt, soupire sa mère, les larmes aux yeux. Cela me brise le coeur de penser qu’elle a été si seule. » C’est pourquoi elle témoigne à visage découvert, avec sa fille :
Il n’y a pas de honte. Il faut au contraire en parler. Aucun enfant ne doit avoir à cacher ce qu’il est, à souffrir juste à cause d’un préjugé ou de l’ignorance. »
Trente ans après les bouleversements entraînés par la révolution arc-en-ciel et la reconnaissance des gays, un nouveau tabou est en train de se briser : la question transgenre est désormais débattue sans hystérie dans la presse et à la télévision américaines. Signe des temps : depuis le 13 février dernier, Facebook a introduit l’option « transsexuel » et « intersexuel », dans ses choix de genre.
Source: http://tempsreel.nouvelobs.com/l-enquete-de-l-obs/20140228.OBS8122/ces-enfants-transgenres-qui-ne-sont-pas-nes-dans-le-bon-corps.html
Trouvé sur: http://metatv.org/theorie-du-genre-cliniques-pour-enfants-trans