Les fils Delay – alors accompagnés par Me Boyer – avaient dans une première réaction fait savoir par voie de presse qu’ils ne comptaient pas prendre part à ce procès. Ils n’en attendaient rien, ne croyaient plus en la Justice. Lorsqu’il s’est exprimé mercredi, Jonathan a d’ailleurs rappelé cette position qu’il partageait avec ses frères. On ne peut alors que la mettre en perspective, lorsque Chérif Delay, l’aîné des « enfants » est intervenu à la barre, avec ce préalable très émouvant dans lequel il remercie la cour pour le fait qu’il puisse pour la première fois s’exprimer et être écouté.
Oui, le procès de Rennes tel qu’il se présente de prime abord, semble bien différent de ce qu’a été le procès de Saint-Omer. Il est un fait que ce qui se passe à l’intérieur de la salle d’audience est jusqu’ici resté mesuré et plutôt serein. Dans les coursives et sur les marches du palais, ce qui se donne à capter par micros et caméras n’est pas toujours dans le même registre. Il semble que certains avocats de la défense, particulièrement ciblés se croient toujours à Saint-Omer et pensent pouvoir à nouveau jouer le procès-trottoir et les déclaration tonitruantes qui – au moins jusqu’ici – n’ont de mon point de vue pas lieu d’être.
Dans ce qui est retenu des procès précédents, les explications qui ont été données laissent penser que dans le « fiasco » que l’on évoque, les défaillances se sont accumulées à peu près à tous les niveaux. Il n’est pas de profession impliquée qui n’ait été salie dans tout ce qui a pu être lu et entendu, depuis les assistantes familiales en charge des enfants jusqu’au juge d’instruction, en passant par les chargés d’enquête et même les experts très expérimentés.
Or, de la façon dont les assistantes maternelles et les policiers ont été entendus à Rennes, tous ont pu évoquer sereinement la difficulté de la tâche qui leur a été confiée, leur manière de l’accomplir du mieux possible, et sans présumer des fautes éventuelles que le tribunal appréciera, il ne fait pas de doute que si les journalistes rendent fidèlement compte de ce qu’ils ont pu voir, ce procès sera l’occasion pour ces personnes de se voir restituée la part d’honneur qui leur revient.
Quelques observateurs venus « en curieux » voir le procès, dans une position préalable totalement acquise à la défense de Daniel Legrand (les médias ont fait en sorte) ont été surpris par la grande complexité de ce qui s’est présenté à eux : cette affaire intrafamiliale au départ, similaire à ce qui fait 80 % des dossier courants, qui prenait une ampleur insoupçonnée et difficilement maîtrisable au cours de l’instruction. Une découverte inattendue pour ces personnes qui a vite balayé la vision simpliste qu’elles se faisaient dans le genre « un juge, une menteuse… ».
Le déroulé des audiences au jour le jour est disponible en ligne selon des sources de différentes sensibilités. Voir par exemple
Aussi je me contenterai de donner ici quelques éléments qui me paraissent intéressants sur ces trois premiers jours d’audience, à croiser éventuellement avec le fil des notes prises au cours des échanges.
Mardi 19 :
Après un rapport du Président qui dresse une synthèse saisissante des motifs de renvoi, l’énoncé de la liste des parties civiles a abouti – ce qui n’a pas manqué de surprendre – à l’éviction en tant que partie civile de l’une des plus anciennes fédérations de défense de victimes mineures : la Fédération Alexis Danan aussi connue pour son organe « Enfance Majuscule » et présente de longue date dans de nombreux procès d’assises. Cette décision est intervenue après une délibération de la Cour portant sur une objection de la défense relative à la rédaction des statuts de cette association.
Après quelques éclats de voix d’avocats de la défense dont Eric Dupond-Moretti pour dire non sans quelques « exagérations » – un euphémisme – tout le mal qu’ils pensaient de quelques personnes de l’entourage des victimes (certaines envisagent à ce que j’ai entendu un dépôt de plainte pour les calomnies publiques dont elles font l’objet), l’approche de la personnalité de l’accusé a été longuement évoquée. Elle a porté pour une très grande partie sur les conséquences délétères que les procès ont eues sur sa vie, au cours des dix dernières années. Peu d ’éléments ont été entendus se rapportant à la période de minorité qui concerne en fait le procès.
La déposition de l’expert psychiatre, 58 minutes, donne des éléments en grande partie liés à la condition psychologique et médicale de Daniel Legrand dans « l’après-Outreau ».
Mercredi 20 et jeudi 21 mai :
Les auditions des enquêteurs ont fait ressortir des pratiques inhabituelles en matière de méthodes d’identification. Les planches photos « trombinoscopes » ont fait l’objet de débat :
- parce que les planches présentées lors des auditions étaient constituées de photos d’individus impliqués dans l’enquête et n’étaient pas systématiquement complétées par des photos d’individus « lambda »
- parce qu’à aucun moment de l’enquête les enfants Delay n’auraient eu sous les yeux la photo de Daniel Legrand.
Par ailleurs, la triste limitation des moyens de la police amenée parfois à devoir « prendre l’autobus pour pouvoir mener les enquêtes » a fait que les tâches consistant à traiter les requêtes atteignaient déjà la limite des possibilités. Peu d’occasion donc de collectionner des « informations de terrain » permettant de cerner le milieu de leur juridiction par des actions de leurs propres initiatives.
Au cours de l’audition du capitaine Wallet, enquêteur pour les affaires concernant notamment les mineurs, il apparaît que Thierry Delay était au courant des faits qui lui étaient reprochés avant sa première audition. La raison en est que le juge des enfants avait dû motiver sa décision de placer les enfants.
Me Reviron demande à ce que les quelques enregistrements des auditions des enfants puissent être visionnés. Le Président fait savoir qu’il n’a pas prévu cela, mais l’avocat insiste pour le grand intérêt qu’elles présentent pour la Cour. D’après lui, les parties civiles n’ont encore jamais pu avoir accès à ces enregistrements.
Lors de l’audition de Mr Deledal, collègue du capitaine Wallet, il a été précisé – et confirmé – que Jean-Marc Couvelard, notoirement handicapé, a été interrogé dans le bureau du 3° étage. Or le commissariat ne dispose pas d’ascenseur. Me Berton s’inscrit en faux contre cette possibilité.
A chacun des enquêteurs, la question est posée de savoir quelle formation leur a été donnée pour le recueil de la parole de l’enfant. Formellement aucune, cependant les réponses montrent que les questions essentielles portant notamment sur la manière de poser des questions ouvertes et non suggestives semblent connues et maîtrisées.
A la question de Me Delarue s’étonnant que des réponses surprenantes apparaissent dans les procès-verbaux, Mr Deledalle répond « je note tout ce qui est dit, même si c’est absurde, ce n’est pas aux policiers de conclure ».
L’audition des assistantes maternelles fait ressortir le grand scrupule avec lequel elles ont reporté les déclarations des enfants, consignées par écrit au fur et à mesure, avec mise au courant de la référente dès le départ. On comprend bien à les entendre qu’elles avaient plus une réticence à admettre les déclarations qu’une propension à en rajouter. « Au bout d’un moment, j’ai trouvé que cela faisait beaucoup » … « J’ai tendu des pièges pour savoir s’il mentait … Il n’a jamais failli ni changé de version » (Mme Bernard, assistante maternelle de Dimitri). Par ailleurs les familles d’accueil ne se fréquentaient pas avec les enfants. La seule chose qui soit regrettable, c’est le délai qui s’est passé entre les premières révélations et me moment où le juge des enfants a décidé d’interrompre les visites chez les parents où les enfants de la fratrie pouvaient se voir.
L’audition de Jonathan
Jonathan n’est pas incisif. On le sent réservé. Il ne veut rien livrer de plus que ce que ses souvenirs lui permettent. Et après plus de dix ans d’une tentative désespérée de « tourner la page », les souvenirs sont flous. Il a été un peu difficile de l’entendre en tant qu’adulte tout en gardant présent à l’esprit qu’il était très jeune (4 à 6 ans) à l’époque de ces faits traumatisants. Il a été surprenant de voir les avocats de la défense qui, à l’approche du procès, ont abondamment accusé les parties civiles de vouloir « refaire le procès d’Outreau » poser avec insistance des questions poussant Jonathan à désigner les personnes qui auraient abusés de lui. Jonathan s’en est montré perturbé et a fait savoir à la Cour qu’il « n’était là que pour une seule personne » et qu’il refusait d’évoquer nominativement le rôle des autres personnes qui ont été impliquées. « Cela m’obligerait à parler de personnes qui ont été acquittées »
Pour le reste, s’interdisant de donner des détails qu’il ne possède plus, il invoque les images persistantes qu’il garde en tête :
- celle de la petite fille que Thierry Delay frappait parce qu’elle criait trop fort refusant de se faire violer, et de Daniel Legrand père aurait tapé avec le bâton de Thierry. Également le cadavre de la petite fille, du sang sur sa figure et sur ses jambes, du balatum dans lequel elle a était enveloppée quand le corps était caché sous son lit.
- celle de Daniel Legrand fils lors d’une partie sexuelle dans laquelle « il était là »
L’avocat général recentre au passage le débat sur les options qui devraient se poser aux jurés :
– C’est vrai
– Vous vous trompez en lien avec la reconstruction de votre mémoire
- Vous savez que c’est faux et vous mentez Jonathan précise que des faits dont il se souvient ont été commis dans d’autres lieux que l’appartement de ses parents. Bien entendu, la question des « images » et des « souvenirs » a été longuement évoquée, avec en filigrane le spectre de ce à quoi il fallait s’attendre : « les faux souvenirs ». Jonathan, interrogé sur les motivations qui seraient les siennes dans ce procès a fait savoir qu’il n’a rien fait pour cela, qu’il a eu du mal à comprendre la lettre par laquelle il l’apprenait, et qu’il avait dans un premier temps refusé d’y être. Il écarte avec indignation le fait qu’il serait motivé pour une question pécuniaire, et dit que s’il a quelque chose à attendre, c’est en quelque sorte de pouvoir exister autrement qu’avec l’image défigurée qui colle aux enfants d’Outreau.
L’audition de l’enquêteur de police judiciaire Jean-Luc Boulard a été intéressante en ce qu’elle a pu mettre en exergue le caractère inhabituel de l’affaire d’Outreau. Jean-Luc Boulard, qui s’exprime en bon professionnel a semble-t-il une connaissance précise de son rôle assez court dans ce dossier : il a été chargé de la garde à vue et de la conduite en rétention des Legrand Père et fils. On peut regretter qu’il n’ait pas été entendu personnellement dans les précédents procès bien que François-Xavier Masson, commissaire de police ait pu dans une certaine mesure relayer le point de vue de l’ensemble des OPJ.
J.L. Boulard, muni d’une pochette contenant quelques maigres documents : un rapport de services sociaux et quelques interrogatoires du juge d’instruction, a été chargé d’appréhender Daniel Legrand père ET fils.
Cela tord le cou d’une idée reçue selon laquelle les Legrand, on en aurait eu « deux pour le prix d’un » [1] au moment de l’arrestation. Daniel Legrand père est trouvé au sortir de la voiture dans laquelle il vient de passer la nuit, Daniel Legrand fils dans un sac de couchage dans un appartement où il est hébergé provisoirement, les Legrand ayant dû quitter leur maison. Mr Boulard fait part de sa perplexité devant ces personnes « éberluées » le profil du père en particulier qui semble en décalage avec ce à quoi il s’attendait compte tenu du qualificatif qu’il tenait de son petit dossier : « tête de réseau ».
On voit là l’articulation inhabituelle de la conduite de l’enquête, et le rôle d’un OPJ qui prend en quelque sorte « un dossier à la remorque ». Le dossier – d’abord perçu comme une affaire intrafamiliale « ordinaire » a déjà explosé en peu de temps dans les mains du juge Fabrice Burgaud. Elle n’a suscité aucun détachement de personnel, elle ne peut non plus s’appuyer sur une base suffisante d’éléments de terrain et de contexte téléphonique, de centre de soins, de voisinage. Fabrice Burgaud se trouve chef d’enquête de fait, et J.L. Boulard précise qu’il ne peut lui en être fait de reproche.
L’audition de Chérif
L’audition de l’aîné des enfants de Myriam Badaoui a été un moment d’intense émotion. Elle est montée dès le départ quand Chérif de manière sincère et spontanée a remercié la Cour pour le fait que pour la première fois, il puisse s’exprimer et être écouté.
Après avoir évoqué le calvaire effroyable qu’il a vécu, les répercussions sur sa vie, « la prison, c’est ma maison, là où je me sens le mieux », la question vient sur l’implication des Legrand et des autres personnes dont il aurait été victime. À la différence de son frère, il donne des noms.
À l’encontre de Daniel Legrand Fils en tant que mineur, elles se résument à deux choses :
- Il a été victime comme moi, plusieurs fois, en présence de son père,
- Il m’a agressé une seule fois – sans pénétration. Il ne semble pas que jusqu’ici le cas de Daniel Legrand victime d’abus sexuels ait été traité. Le tribunal appréciera.